PREMIÈRE PARTIE
LE RENARD ET LE HÉRISSON
1
– Le mot Sparta évoque-t-il quelque chose de particulier, pour vous ?
La jeune femme assise sur une chaise de pin verni regardait par la haute fenêtre et la clarté blafarde réverbérée par le paysage hivernal dépouillait son visage de toutes ses couleurs.
En attendant une réponse, l’homme qui l’interrogeait tiraillait sa courte barbe poivre et sel et la lorgnait par-dessus ses lunettes. Ce personnage débonnaire installé derrière un bureau de chêne plus que centenaire ne manifestait pas la moindre hâte et semblait avoir l’éternité devant lui.
– Évidemment.
La fille avait un visage ovale, avec des sourcils bien marqués et des yeux bruns. Sous son nez retroussé, l’absence de fard apportait de l’innocence à ses lèvres pleines. Sa chevelure brune qui tombait en mèches raides sur ses joues et sa robe de chambre informe ne parvenaient pas à atténuer sa beauté.
– Que signifie-t-il ?
– Quoi ?
– Le mot Sparta. Que représente-t-il pour vous ?
– C’est mon nom.
Elle ne le regardait toujours pas.
– Et Linda ? Ce prénom vous est-il familier ?
La fille secoua la tête.
– Et Ellen ?
Elle ne prit pas la peine de répondre.
– Savez-vous qui je suis ?
– Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés, docteur.
Elle gardait les yeux rivés sur la fenêtre, plongée dans la contemplation d’une chose lointaine.
– Mais vous savez que je suis médecin.
Elle modifia sa position sur le siège inconfortable puis parcourut la pièce du regard. Elle prit le temps d’étudier les diplômes et les rangées de livres avant de reporter son attention sur son interlocuteur et de lui adresser un semblant de sourire. Les lèvres de l’homme s’incurvèrent à leur tour. S’ils s’étaient en fait régulièrement rencontrés tout au long de l’année écoulée, elle venait de marquer un point… une fois de plus. Oui, tout individu sain d’esprit aurait pu reconnaître un cabinet médical. Elle redevint grave et tourna la tête à nouveau vers la fenêtre.
– Savez-vous où vous vous trouvez ?
– Non. On m’a conduite ici pendant la nuit. Jusqu’à présent, je vivais au centre où l’on poursuit le… programme.
– Où est-ce ?
– Dans le… Maryland.
– Quel est le nom du programme en question ?
– Je…
Elle hésita. Un froncement de sourcils plissa son front.
– Je ne peux pas vous le dire.
– L’auriez-vous oublié ?
La colère embrasa brusquement les yeux de la fille.
– Ce n’est pas du domaine public.
– Vous voulez dire qu’il s’agit d’un projet top secret ?
– Oui. Je ne suis pas autorisée à aborder ce sujet avec des étrangers.
– Je participe au programme, Linda.
– Vous vous trompez de prénom. En outre, comment pourrais-je être certaine que vous me dites la vérité ? Je ne vous en parlerai que si mon père me le permet.
Il lui avait fréquemment répété que ses parents étaient décédés. Chaque fois qu’il lui tenait de tels propos, elle accueillait la triste nouvelle avec stupéfaction pour s’empresser de l’oublier dès qu’il parlait d’autre chose. S’il insistait, cependant, s’il tentait de la convaincre, elle cédait à la confusion et au chagrin – et retrouvait peu après sa sérénité et sa passivité coutumières. Mais cela appartenait au passé. Il avait cessé de la faire souffrir ainsi.
De tous ses patients, c’était à cette fille qu’il devait ses plus grandes frustrations et la majeure partie de ses regrets. Il souhaitait ardemment lui rendre ce qu’elle avait perdu et estimait qu’il aurait pu y parvenir, si on lui avait laissé les coudées franches.
Par dépit, ou encore par lassitude, il renonça à poursuivre cet entretien de la façon habituelle.
– Que voyez-vous, là-bas ? s’enquit-il.
– Des arbres. Des montagnes.
Sa voix feutrée vibrait de désir contenu.
– Un manteau de neige sur le sol.
S’il s’en était tenu au protocole établi – une série de questions qu’il connaissait par cœur mais qu’elle avait pour sa part oubliées –, il lui aurait demandé de résumer la journée précédente et elle aurait alors narré avec force détails des événements s’étant produits plus de trois ans auparavant. Il se leva brusquement… ce qui eut pour effet de le surprendre, car il ne lui arrivait que rarement de modifier son emploi du temps.
– Aimeriez-vous prendre l’air ? demanda-t-il.
Ce qui parut également la sidérer.
*
En marmonnant, les infirmières s’affairèrent autour d’elle pour l’emmitoufler dans un pantalon de laine, une chemise de flanelle, une écharpe, des bottes de cuir doublées de fourrure, un épais manteau gris à carreaux… une garde-robe coûteuse qu’elle ne s’étonnait pas de posséder. Elle était parfaitement capable de se vêtir seule, mais oubliait presque toujours de se changer. Le personnel de cet établissement jugeait plus simple de la laisser en robe de chambre et en pantoufles. Les infirmières l’aidaient, à présent, et elle n’émettait pas la moindre protestation.
Le médecin l’attendait à l’extérieur, sur les marches du porche de pierre couvertes d’une fine pellicule de glace, occupé à étudier l’encadrement écaillé des portes à la française et les pigments de peinture jaune rendus pulvérulents par l’air vif et sec. Il s’agissait d’un homme de grande taille dont la forte corpulence était encore accentuée par un imposant pardessus de ville noir agrémenté d’un élégant col de velours. Ce vêtement, qui coûtait probablement aussi cher qu’un logement de type standard, était révélateur des compromissions auxquelles il s’était abaissé.
La fille fut poussée à l’extérieur par les infirmières et l’agression brutale de la froidure la fit hoqueter. Sur ses joues, deux taches roses s’épanouirent sous la surface translucide de son épiderme livide. Elle n’était ni grande ni élancée, mais la grâce désinvolte et la précision de ses mouvements indiquaient qu’il s’agissait d’une danseuse. Entre autres choses.
Ils s’éloignèrent dans la propriété en contournant le bâtiment principal. Ils se trouvaient en altitude et le paysage s’étendait sur plus de cent kilomètres : un patchwork de plaines brunes et blanches à l’est, un désert de poussière dû au surpâturage et aux cultures intensives. Toutes les taches de blancheur n’étaient pas attribuables à la neige, cependant; il y avait aussi le sel. Le soleil se reflétait sur un magnéplane qui filait vers le sud, trop loin d’eux pour qu’ils puissent le voir, et des brins d’herbe soudés par la glace se brisaient sous leurs pieds.
Le parc était délimité par des rangées de cotonniers dénudés plantés le long d’un vieux mur de grès. La clôture électrifiée de trois mètres dressée au-delà de cet obstacle était à peine visible, contre le flanc de la montagne. Dans les hauteurs de cette dernière quelques congères aux reflets bleutés subsistaient à l’abri de petits genévriers rabougris.
Ils s’assirent sur un banc, au soleil. L’homme sortit un échiquier de voyage de la poche de son pardessus et l’ouvrit entre eux.
– Une partie vous tente-t-elle ?
– Êtes-vous un bon joueur ? s’enquit-elle simplement.
– Disons… que je suis acceptable. Moins bon que vous, cependant.
– Comment le savez-vous ?
Il hésita. S’ils s’étaient fréquemment affrontés aux échecs, il n’éprouvait plus le moindre désir de la confronter sans cesse à la vérité.
– Je l’ai lu dans votre dossier.
– J’aimerais pouvoir un jour le consulter.
– Je crains de ne plus y avoir accès, mentit-il.
Les documents auxquels elle se référait étaient cependant d’une nature différente.
L’échiquier lui attribua les blancs et elle procéda à une ouverture classique. Puis elle prit le médecin au dépourvu en plaçant un pion en fou trois au quatrième mouvement. Pour s’accorder un délai de réflexion, il lui demanda :
– Vous ne souhaitez rien d’autre ?
– Rien d’autre ?
– Y a-t-il quelque chose que nous pourrions faire pour vous ?
– J’aimerais voir mon père et ma mère.
Sans prendre la peine de répondre, il continua d’étudier l’échiquier. Comme la plupart des dilettantes, il essayait d’analyser les implications de deux ou trois mouvements successifs mais se trouvait dans l’incapacité de garder à l’esprit toutes les possibilités. Comme la plupart des grands maîtres, la fille pensait à des ensembles de mouvements et si elle venait déjà d’oublier quelle avait été son ouverture c’était sans importance. Des années plus tôt, avant la perte de sa mémoire à court terme, d’innombrables tactiques avaient été enregistrées dans son esprit.
Il pressa les touches pour déplacer une pièce et elle riposta instantanément. Au tour suivant, elle immobilisa un fou de son adversaire. Il eut un sourire sans joie. Une autre défaite en perspective. Il faisait malgré tout de son mieux pour se hisser à son niveau et rendre la partie intéressante. Tant que les gardiens de sa patiente ne lui laisseraient pas les mains libres, ce serait pratiquement tout ce qu’il pourrait lui offrir.
Une heure s’écoula… le temps n’avait aucune signification pour la fille…, puis elle dit « échec » une dernière fois. Il n’avait plus de reine depuis longtemps et sa situation était désespérée.
– Vous avez gagné, reconnut-il.
Elle sourit et le remercia. Il glissa l’échiquier dans sa poche.
Dès que l’objet eut disparu, elle se replongea dans la contemplation du paysage.
Ils effectuèrent un dernier tour de l’enceinte. Les ombres s’étiraient et l’air qu’ils expiraient gelait devant leur bouche. Dans le ciel bleu embrumé, des milliers de traînées de condensation glacées s’entrecroisaient. Une infirmière les attendait à la porte, mais le médecin n’entra pas. Lorsqu’il lui dit au revoir, la fille l’étudia avec curiosité. Elle avait déjà oublié de qui il s’agissait.
*
Attisées, les braises d’un profond désir de rébellion le poussèrent à effectuer un appel.
– Je veux parler à Laird.
Le visage de la personne visible sur l’écran du vidéocom conserva son expression d’indifférence polie.
– Je regrette, mais je crains que M. le directeur ne puisse modifier son emploi du temps.
– C’est urgent et personnel. Veuillez l’informer de mon appel. J’attendrai.
– Croyez-moi, docteur, il est absolument impossible…
Il resta en ligne très longtemps, exposant ses désirs à une longue série d’assistants auxquels il parvint finalement à arracher une promesse : Laird le rappellerait dans la matinée. Cette succession de joutes verbales alimenta encore son besoin de révolte, et il éprouva même de la colère lorsque son dernier interlocuteur coupa la liaison.
Sa patiente souhaitait consulter son dossier – le fichier qui contenait tout ce qui se rapportait à sa personne et s’interrompait un an avant son admission à l’hôpital. Il voulait demander l’autorisation de le lui communiquer, mais était-ce bien nécessaire, après tout ? S’il ne faisait aucun doute que le directeur et les autres responsables en seraient mécontents, la fille se trouverait dans l’impossibilité d’utiliser les informations dont elle prendrait connaissance, et donc d’en faire mauvais usage. Elle les oublierait presque instantanément.
Il monta au premier étage et frappa à la porte de sa chambre. Elle vint lui ouvrir, toujours vêtue des bottes, de la chemise et du pantalon qu’elle avait portés pendant leur promenade.
– Oui ?
– Vous avez demandé à voir votre dossier.
Elle le dévisagea.
– C’est mon père qui vous envoie ?
– Non. Un membre de l’I. M.
– Je ne suis pas autorisée à le consulter. Seuls les responsables ont ce droit.
– Une… exception a été faite pour vous. Mais la décision vous revient. Seulement si cela vous intéresse.
Sans un mot, elle le suivit le long d’un corridor dont les parois répercutaient leurs pas, puis vers le bas d’une volée de marches qui craquaient sous leur poids.
Ils se retrouvèrent dans une pièce du sous-sol chauffée et brillamment éclairée, au sol dissimulé par une épaisse moquette. Ces lieux n’avaient aucun point commun avec les salles et les couloirs parcourus de courants d’air des autres sections de cet ancien sanatorium. Le médecin lui désigna un box.
– J’ai déjà entré le code d’accès. Je resterai ici, au cas où vous auriez des questions à me poser.
Il alla s’asseoir de l’autre côté de l’étroite allée, deux cabines plus loin, lui tournant le dos. Il voulait lui offrir une certaine intimité, sans lui faire pour autant oublier sa présence.
Elle étudia le terminal pendant un instant, puis ses doigts effleurèrent avec dextérité les touches du clavier. Des signes alphanumériques apparurent sur l’écran : « attention : la consultation de ce dossier par une personne non autorisée est passible d’une amende et/ou d’une peine d’emprisonnement, conformément aux dispositions de la Loi sur la Sécurité Nationale. » Quelques secondes plus tard un logo apparut, l’image stylisée d’un renard. Il disparut et fut aussitôt remplacé par des mots et des nombres. « Cas L.N. 30851005, Projet de Développement et d’Évaluation des Aptitudes Spécifiques. Accès formellement interdit, hormis pour le personnel dûment autorisé des services de l’Intelligence Multiple. »
Elle pressa une touche.
De l’autre côté de l’allée le médecin attendait en fumant avec nervosité une cigarette… une vieille habitude exécrable… le regard rivé sur l’écran se trouvant devant lui. La façon de procéder et le système de notation seraient familiers à la fille. Tout était resté enchâssé, engrangé dans sa mémoire à long terme, pour la simple raison que la majeure partie de tout cela ne relevait pas du domaine de la simple information mais du développement…
Elle se vit se remémorer des choses qui étaient devenues des parties intégrantes de son être. Elle avait assimilé des langues… un grand nombre, la maternelle incluse… en conversant et en lisant à haute voix, acquérant un vocabulaire bien plus étendu que celui considéré comme normal pour une personne de son âge. Elle avait appris à jouer du violon et du piano dès sa plus tendre enfance, bien avant que ses doigts puissent s’étirer suffisamment pour former des accords, et on lui avait enseigné de la même manière la danse, la gymnastique et l’équitation, par la pratique d’un entraînement intensif, en exigeant d’elle l’impossible. Elle avait colorié des images sur un ordinateur et découvert le dessin et la sculpture sous la direction de grands artistes; elle avait été immergée dans une matrice sociale tourbillonnante avant même de savoir parler; elle avait été initiée à la théorie des ensembles, à la géométrie et à l’algèbre, dès qu’il lui avait été possible de différencier ses orteils et de manifester les conduites intellectuelles supérieures de Piaget. Sur son dossier, un nombre interminable suivait les initiales « L.N. », mais elle avait été le premier cobaye du projet SPARTA, cette expérience qu’il convenait d’attribuer à son père et à sa mère.
Ses parents avaient essayé de ne pas influer sur les résultats obtenus par leur fille, mais ses capacités étaient évidentes, même lorsque le protocole de double notation en aveugle ne pouvait être appliqué. Elles lui étaient révélées sur cet écran, pour la première fois, et leur étendue l’émut au point de la faire pleurer.
Le médecin fut aussitôt à son côté.
– Ça ne va pas ?
Elle essuya ses larmes et secoua la tête, mais il insista avec douceur :
– J’ai pour mission de vous aider.
– C’est seulement… J’aimerais qu’ils puissent le dire de vive voix. Je voudrais les entendre me confirmer qu’ils sont fiers de moi.
Il rapprocha une chaise et s’assit près d’elle.
– Ils ne manqueraient pas de le faire, s’ils le pouvaient. Mais c’est impossible, en raison des circonstances.
Elle hocha la tête en silence, puis reprit la consultation de son dossier.
Le médecin se demanda comment elle réagirait à ce qu’elle lirait ensuite et il l’étudia avec une curiosité et un intérêt qu’il espérait purement professionnels. Si le fil des souvenirs de la fille se brisait brusquement au cours de sa dix-septième année, ce fichier ne s’interrompait pas pour autant. Et elle aurait bientôt vingt et un ans…
Elle fronça les sourcils, le regard rivé à l’écran.
– De quoi s’agit-il ? « Programmation cellulaire ». Je n’ai jamais étudié cette matière. J’ignore même ce que signifient ces termes.
– Oh ? Fit l’homme en se penchant. Quelle est la date ?
Elle eut un rire.
– Vous avez raison. C’est sans doute un sujet qu’ils projettent de me faire étudier le printemps prochain.
– Mais regardez, ils vous ont déjà attribué des notes. Une série complète.
Elle rit à nouveau.
– Ils estiment probablement que c’est le score que je devrais atteindre.
Cette réponse ne surprit pas le médecin – et l’étonnement n’avait pas sa place dans l’esprit de sa patiente. Quelques nombres affichés sur un écran étaient insuffisants pour drainer le flot de réalités imaginaires trouvant leur source dans son cerveau.
– Ils croient bien vous connaître, déclara-t-il sèchement.
– Je les surprendrai peut-être.
Et cette possibilité parut la rendre joyeuse.
Le dossier s’achevait brusquement à la fin de sa formation, trois ans plus tôt. Il n’y avait plus sur l’écran que le logo des services de l’Intelligence Multiple : un renard. Le renard roux rusé. Le renard qui connaissait un grand nombre de choses…
Le médecin nota que la gaieté de la fille subsistait plus longtemps que de coutume, alors qu’elle continuait de fixer l’image stylisée. Cette dernière établissait peut-être un lien de continuité avec son passé.
– C’est possible, murmura-t-il.
*
Après l’avoir laissée devant la porte de sa chambre… elle commençait déjà à l’oublier et ce qu’ils venaient tous deux de voir s’était partiellement effacé de son esprit…, il descendit à pas lourds les marches vermoulues de l’escalier menant à son bureau. Le bâtiment de brique aux plafonds élevés et continuellement parcouru de courants d’air… bâti sur le flanc des montagnes Rocheuses à la fin du XIXe siècle en tant que sanatorium destiné aux tuberculeux… avait deux cents ans plus tard obtenu un statut d’asile privé pour aliénés appartenant à des familles aisées. Si le praticien s’efforçait de faire tout son possible pour l’ensemble des malades internés dans cet établissement, le cas L.N. 30851005 était différent des autres et finissait par l’obséder.
Il utilisa son terminal personnel pour consulter le dossier clinique ouvert lors de l’admission de cette patiente dans l’institution. Il éprouva alors une sensation étrange… Lorsqu’une décision s’impose à un esprit, fût-il normal, le processus est la plupart du temps si rapide qu’il efface ses propres traces… et la certitude de pouvoir accéder à la vérité s’accompagna d’une onde de chaleur frémissante qui se répandit dans tout son être.
Il leva la main vers son oreille droite et colla l’index à son auricom afin d’entrer en liaison avec le personnel soignant.
– Je crains que Linda n’ait un sommeil agité, cette nuit.
– Vraiment, docteur ? répondit l’infirmière d’une voix qui traduisait de la surprise. Désolée. Nous n’avons pourtant rien noté d’inhabituel.
– Eh bien, vous n’aurez qu’à lui administrer du penthiobarbital, ce soir. Deux cents milligrammes.
La femme n’hésita qu’un instant, avant d’acquiescer.
– Certainement, docteur.
*
Il attendit que tous se soient endormis, à l’exception des deux personnes chargées d’assurer une permanence. L’homme devait parcourir les couloirs afin de parer à d’éventuels problèmes, et surtout de lutter contre ses insomnies. La femme sommeillait devant les écrans des moniteurs du poste des infirmières, au rez-de-chaussée.
Il la salua d’un signe de tête au passage, tout en gravissant déjà l’escalier.
– Je vais m’assurer que tout est en ordre, avant d’aller me coucher.
Elle releva brusquement la tête, vigilante à retardement.
Tout le matériel dont il aurait besoin avait pris place dans son pardessus sans augmenter notablement sa corpulence. Il gravit les marches, s’engagea dans le corridor du premier étage, et prit la peine de se pencher dans les salles communes et les chambres privées.
Il atteignit celle de L.N. 30851005 et y entra. S’il pouvait dissimuler ses faits et gestes en tournant le dos à la caméra qui montait discrètement la garde dans les hauteurs d’un angle de la pièce, toute personne qui passerait dans le couloir verrait ses agissements. C’est pourquoi il repoussa partiellement la porte derrière lui, avec une nonchalance feinte.
Il se pencha vers le lit et releva la tête de sa patiente, dont la respiration était profonde et régulière. Il sortit en premier lieu de sa poche un microscanner qu’il posa sur les yeux clos de la fille. Une image de son crâne et de son cerveau apparut sur l’écran, comme si sa tête avait été débitée en tranches. Des coordonnées digitales s’inscrivirent dans un angle de la vidéoplaque. Il modifia le réglage de profondeur afin d’obtenir une représentation de la matière grise de l’hippocampe.
Sans se redresser, il sortit de sa manche une longue seringue hypodermique : un instrument primitif rendu terrifiant par l’usage qu’il se proposait apparemment d’en faire. Mais dans la cavité centrale de l’aiguille d’acier se nichaient d’autres tubes imbriqués les uns dans les autres, de plus en plus petits. Le dernier était aussi fin qu’un cheveu, pratiquement invisible. Après avoir plongé l’extrémité de la seringue dans une fiole de désinfectant, il pinça l’arête du nez de la fille entre le pouce et l’index et la serra pour dilater ses narines. Avec des gestes précis… tout en étudiant la progression des tubes télescopiques sur l’écran miniature…, il entreprit ensuite de guider l’aiguille interminable dans le dédale de son cerveau.
2
Les lobes olfactifs sont probablement les éléments les plus anciens du cerveau humain. Tout laisse supposer qu’ils ont fait leur apparition dans le système nerveux des vers aveugles qui se frayaient un chemin au sein des boues opaques des mers du Cambrien. Pour avoir une quelconque utilité, cependant, ils doivent se trouver en étroit contact avec leur environnement et c’est pour cette raison que sous l’arête du nez la matière cérébrale n’est pratiquement pas protégée contre les agressions du monde extérieur. Occuper un tel emplacement n’est pas sans danger. Le système immunitaire du corps ne peut lui assurer aucune protection – hormis dans les fosses nasales où les muqueuses sont les seules défenses du cerveau, et où le moindre rhume hivernal déclenche un combat dans le cadre duquel tout doit être mis en œuvre pour assurer sa sauvegarde.
Lorsque ces mesures s’avèrent inefficaces, le cerveau ne peut le percevoir, car le système nerveux central est lui-même privé de nerfs. Mais si la microaiguille qui poursuivait sa progression au-delà des lobes olfactifs de L.N. et pénétrait dans son hippocampe n’engendrait pas la moindre sensation, elle déclenchait une infection à la propagation rapide…
Dès son éveil tardif, la femme qui pensait se nommer Sparta éprouva des démangeaisons dans la partie supérieure de son nez, au-dessous de l’œil droit.
La veille seulement, elle s’était trouvée dans le Maryland, au cœur des installations du centre où se poursuivait le programme, au nord de la capitale. Comme chaque soir, elle avait regagné le dortoir en regrettant sa chambre de la maison familiale, à New York, tout en étant consciente qu’elle n’aurait pu y vivre compte tenu des circonstances. Ici, tous faisaient preuve d’une extrême gentillesse à son égard. Elle aurait dû se sentir… elle s’y efforçait… honorée de se trouver en ce lieu.
Mais, ce matin-là, le cadre était différent. Cette pièce possédait un haut plafond sur lequel se superposaient un siècle de couches de laque blanche, et les bulles d’air emprisonnées dans les vitres des fenêtres démesurées transmuaient le soleil en galaxies d’or en fusion entre des rideaux de dentelle poussiéreux. Elle ignorait où elle se trouvait, mais ce n’était pas une nouveauté pour elle. Ils avaient dû procéder à un nouveau transfert à la faveur de la nuit. Elle trouverait son chemin, ainsi qu’elle l’avait déjà fait en bien d’autres endroits.
Elle éternua à deux reprises et se demanda un bref instant si elle n’avait pas pris froid. Le goût désagréable qui s’accentuait dans sa bouche commençait à effacer toutes les autres sensations; elle goûtait aux restes de son dîner de la veille, comme si les plats se trouvaient encore devant elle. Toutes les saveurs étaient simultanées, cependant : haricots verts et crème anglaise, bouts de steak haché en ébullition dans sa salive. Des formules vaguement appréhendées d’amines, d’esthers et de glucides dansaient dans son esprit avec une viscosité familière, bien qu’elle ignorât leur signification.
Elle se leva rapidement, enfila sa robe de chambre et ses pantoufles… en supposant simplement que ces effets lui appartenaient…, puis elle se mit en quête d’un lieu où il lui serait possible de se brosser les dents. L’odeur du couloir parcouru de courants d’air était entêtante : cire et urine, ammoniaque et bile, térébenthine – des senteurs qui évoquaient des spectres de suppliants et de bienfaiteurs décédés, d’employés et de pensionnaires, de visiteurs et de surveillants, toutes les personnes qui avaient emprunté ce corridor depuis un siècle. Elle éternua encore et encore, et la puanteur finit par s’atténuer.
Elle découvrit bientôt un cabinet de toilette où il lui serait possible de procéder à quelques ablutions. Elle s’étudiait dans le miroir de l’armoire, lorsqu’elle fut brusquement projetée hors de son être : l’image parut se dilater et elle eut devant elle une représentation fortement agrandie de son œil, un iris brun foncé et vitreux. Mais elle pouvait également voir son reflet ordinaire; cet œil géant se superposait simplement à ses traits familiers. Elle ferma une paupière et ne vit plus que sa face. Elle ferma l’autre, et son regard plongea dans les ténèbres insondables des profondeurs aqueuses d’une immense pupille dilatée.
Son œil droit lui semblait… étranger ?
Elle cilla à deux reprises et ce phénomène de double exposition s’interrompit. Son visage était redevenu normal. Elle se remémora qu’elle souhaitait se laver les dents. Après quelques minutes, les vibrations de la brosse la bercèrent et la firent sombrer dans un état de rêverie éveillée…
*
Les ronflements sonores de l’hélicoptère qui se posait sur la pelouse ébranlèrent les fenêtres, et les membres du personnel furent brusquement affairés. L’arrivée inopinée d’un tel appareil annonçait presque toujours une inspection.
Lorsque le médecin monta de ses appartements et entra dans son bureau, un des assistants du directeur l’y attendait. S’il éprouva de l’inquiétude, il fit de son mieux pour ne pas le laisser paraître.
– Nous vous avions pourtant répondu que nous vous contacterions, déclara poliment l’homme.
Il s’agissait d’un individu de petite taille, avec des cheveux orange vif dont les boucles serrées se collaient à son crâne.
– Je vous croyais à Fort Meade ?
– Le directeur m’a chargé de venir vous délivrer son message de vive voix.
– Il aurait pu me contacter par vidéocom.
– Il vous demande de m’accompagner au quartier général. Immédiatement, je le crains.
– C’est impossible.
Le médecin gagna le vieux siège en bois et s’y assit avec une raideur attribuable à sa tension nerveuse.
– Nous nous en doutions, déclara le visiteur en libérant un soupir. Telle est la raison de ma venue.
Le visiteur avait gardé son pardessus en poil de chameau et son écharpe de laine péruvienne assortie à sa chevelure. Ses chaussures de cuir verni à hauts talons étaient également orange. Il ne portait que des vêtements d’origine organique, révélateurs de l’importance de son salaire. Il ouvrit avec soin son manteau et sortit du holster visible sous son aisselle un Colt Aetherweight calibre. 38 muni d’un silencieux de dix centimètres. Cet homme était une palette de diverses tonalités d’orange, mises en relief par l’acier bleui du pistolet. Il braqua le canon de cette arme sur le ventre proéminent du médecin.
– Veuillez me suivre immédiatement.
Alors qu’elle revenait vers sa chambre, Sparta fut ébranlée par une brusque souffrance dont le point d’origine se situait dans son oreille gauche. La douleur était si aiguë qu’elle trébucha et dut se retenir à la cloison. Les bourdonnements et les gémissements d’un courant de soixante périodes qui se propagent à travers les lattes et le plâtre, le fracas des marmites qu’on lave dans les cuisines, les plaintes d’une personne âgée… la vieille femme du 206, sut-elle immédiatement tout en ignorant de quelle manière elle avait appris l’identité de la personne qui occupait cette chambre…, encore d’autres pièces, d’autres bruits, deux hommes qui discutent quelque part et dont les voix paraissent vaguement familières…
*
Le médecin hésita. S’il n’était pas véritablement surpris par la tournure des événements, la situation avait évolué plus rapidement qu’il n’aurait pu le supposer.
– Et si…
Il ravala sa salive, avant de reprendre sa phrase :
– Et si je refuse de vous accompagner ?
Il lui semblait assister à cette scène en simple spectateur, et il regrettait seulement que ce ne fût pas effectivement le cas.
– Docteur… (Son interlocuteur secouait la tête avec tristesse.) Le personnel de cet établissement est d’une loyauté absolue. Quoi qu’il puisse se passer dans cette pièce, personne n’en parlera. Vous pouvez me croire.
Convaincu, il se leva et se dirigea lentement vers la porte. L’individu aux cheveux orange l’imita sans le quitter des yeux et parvint même à exprimer de la déférence tout en le menaçant avec son arme.
Le médecin gagna le portemanteau et prit son pardessus. Il entreprit de l’enfiler, et s’emmêla dans son écharpe.
L’autre homme lui adressa un sourire compatissant, avant de dire :
– Désolé.
Sans doute voulait-il lui indiquer qu’en d’autres circonstances il n’eût pas manqué de l’aider. Après être finalement parvenu à mettre le pardessus, son prisonnier lança un regard derrière lui. Ses yeux étaient humides et il tremblait. La peur déformait ses traits.
– Après vous, je vous en prie.
Le médecin tourna le bouton de la porte et ouvrit le battant. Il s’avança vers le couloir et trébucha en franchissant le seuil, en proie à ce qui semblait être le prélude à une crise de panique. Déséquilibré, il tomba sur un genou et l’individu aux cheveux orange s’avança vers lui, la bouche incurvée par un rictus de mépris.
– Il n’y a vraiment pas de quoi être bouleversé à ce point…
L’envoyé du directeur tendit la main au médecin accroupi, qui se redressa d’un bond et le repoussa contre l’encadrement de la porte d’un coup d’épaule. Puis son poing droit s’éleva rapidement, avec force, et fit dévier le bras gauche de son adversaire avant de percuter violemment son torse, sous le sternum.
– Aaahhh… ?
C’était moins un cri de souffrance qu’un hoquet de surprise. Sidéré, l’homme à la chevelure orange baissa les yeux sur son estomac. Le cylindre d’une grosse seringue hypodermique dépassait du pardessus en poil de chameau, au niveau du diaphragme.
Il n’y avait pas la moindre goutte de sang. L’hémorragie était interne.
Mais il vivait encore. Compte tenu de l’épaisseur du vêtement, l’aiguille était trop courte pour atteindre son cœur. Les tubes télescopiques internes continuèrent cependant de se déployer à la rencontre de son muscle cardiaque, lorsqu’il braqua le canon du Colt vers son adversaire et que son index se crispa sur la détente…
*
Les phtt, phtt, phtt, phtt de l’arme munie d’un silencieux furent comparables aux sifflements d’un lance-fusées, pour l’ouïe hypersensible de Sparta. Elle recula en titubant le long du corridor, en direction de sa chambre. Les cris et les hoquets d’agonie résonnaient à l’intérieur de son crâne et le grondement des pas des personnes qui couraient à l’étage inférieur l’ébranlait comme une secousse sismique.
Dans son esprit, telle une diapositive projetée sur un écran, elle vit apparaître l’image du propriétaire d’une des voix qu’elle venait d’entendre – celle d’un petit homme aux vêtements trop coûteux et voyants; un individu aux cheveux orange bouclés, un être qui lui inspirait de l’aversion et de la crainte. Alors que ce portrait se formait, le phénomène d’amplification des sons diminua progressivement.
D’autres pensionnaires de l’asile privé erraient désormais dans le couloir, rasant les murs sous l’effet de la peur. Il n’était plus nécessaire de posséder une ouïe très développée pour entendre le fracas qui s’élevait de l’étage inférieur, désormais. Arrivée dans sa chambre, Sparta se dépouilla de son peignoir et se hâta d’enfiler les vêtements plus chauds qu’elle trouva dans un placard; des effets qu’elle ne reconnut pas mais qui devaient de toute évidence lui appartenir. Pour des raisons que sa mémoire défaillante refusait de lui révéler, elle savait qu’elle devait prendre la fuite le plus rapidement possible.
Le corps du médecin gisait sur le seuil de son bureau. Il était allongé sur le dos et sa nuque baignait dans une mare de sang. Sur le sol, près de lui, l’homme à la chevelure orange se contorsionnait et tentait de retirer un objet planté dans son estomac.
– Aidez-moi, aidez-moi ! râlait-il en s’adressant aux infirmières qui tentaient de le secourir.
Une femme portant un uniforme de pilote repoussa les personnes regroupées autour du blessé afin d’entendre ses paroles, mais ces dernières furent brusquement couvertes par les mugissements d’une sirène.
– Retrouvez-la ! Capturez-la… murmura l’homme.
La souffrance fit crisser ses dents. Il venait de réussir à retirer la seringue hypodermique, mais en partie seulement…
– Conduisez-la au directeur !
Sa voix grimpa dans les aigus et il hurla :
– Oh ! Aidez-moi, aidez-moi…
Puis le dernier tube télescopique, celui qui était fin comme un cheveu, transperça son cœur, dont les battements s’interrompirent aussitôt.
*
Une infirmière pénétra en trombe dans la chambre de L.N. et la trouva déserte. Un des montants du lit reposait sur le sol. Le châssis de la fenêtre était remonté et un courant d’air glacé provenant de l’extérieur agitait les rideaux de dentelle jaunie. Comparable à un épieu, une barre de fer empalait l’épais grillage tendu au-delà et le repoussait de côté. Ce levier improvisé avait jusqu’alors constitué un des éléments du lit de la patiente.
La femme se précipita vers la fenêtre en entendant les gémissements aigus des turbines de l’hélicoptère s’amplifier brusquement. La machine noire fuselée qui se découpait sur la pelouse brunie par le gel s’élevait en effectuant du surplace et son nez, semblable à la tête d’une vipère, semblait renifler son chemin sous les pales du rotor.
La femme pilote se rua dans la chambre, pistolet au poing. Elle gagna à son tour la fenêtre et écarta brutalement l’infirmière, pour voir l’engin tactique s’élever de deux mètres, s’incliner vers l’avant, puis s’éloigner en rase-mottes et franchir la clôture entre deux peupliers.
– Merde !
Elle ne pouvait en croire ses yeux et savait qu’il eût été inutile de gaspiller des munitions en tirant sur l’appareil blindé.
– Qui diable a pris les commandes de mon hélico ?
– Elle, répondit l’infirmière.
– Mais de qui parlez-vous, bon sang ?
– De la personne que nous cachions ici. Celle que vous deviez conduire au directeur.
L’autre femme suivit l’appareil du regard jusqu’au moment où il descendit dans un arroyo situé au-delà de l’autoroute pour ne plus réapparaître. Après avoir grommelé un dernier juron, elle s’écarta finalement de la fenêtre.
*
Sparta pilotait l’hélicoptère sans trop savoir comment. Un ou deux mètres en contrebas du train d’atterrissage le sol gelé défilait rapidement, et les berges boueuses et rocailleuses du cours d’eau oscillaient un peu trop près des extrémités tournoyantes des pales, alors qu’elle se familiarisait avec le manche à balai et les pédales. Un patin heurta des galets et l’appareil donna de la bande, effectua de lui-même un rétablissement, et poursuivit son vol.
Une carte holographique du terrain se déroulait dans les airs et se superposait au paysage réel, sous les yeux de Sparta. Elle grimpait à présent vers le haut de la colline – les rails du magnéplane inter-États qu’elle avait croisés avant de découvrir l’arroyo réapparurent devant elle, juchés sur des chevalets d’acier et barrant son chemin. Elle passa sous l’obstacle. Le grondement des moteurs fut répercuté pendant une fraction de seconde et une pale se mit à vibrer en libérant une plainte assourdissante et suraiguë après avoir grignoté un pylône au passage.
Le cours d’eau se rétrécissait et ses berges devenaient plus abruptes et élevées. L’érosion avait creusé… paresseusement, au fil des siècles… un cône de déjection alluvial dans les montagnes qui se dressaient devant elle, ouvrant dans la roche rougeâtre une entaille en V rappelant la mire d’un fusil.
Elle était toujours en pilotage manuel et chaque seconde passée dans les airs lui apportait de l’assurance. Elle s’interrogea sur son aptitude à piloter un engin si compliqué et dont elle tenait pour la première fois les commandes, à en croire ses souvenirs, tout au moins. Elle connaissait d’instinct l’utilité de chaque chose, sa logique, l’emplacement des instruments de bord et de contrôle, les capacités de tous les sous-systèmes.
Elle en déduisit qu’elle avait reçu une formation de pilote. À partir de ce fait, elle arriva à la conclusion que les causes de son amnésie devaient être très importantes.
Elle leur attribua la crainte que lui inspirait l’homme à la chevelure orange, cette terreur qui l’avait poussée à prendre la fuite. Elle comprit… parce qu’elle se remémorait tout ce qui venait de se produire depuis qu’elle s’était éveillée en éprouvant un impérieux besoin de se brosser les dents, y compris les nombreuses anomalies relevées au fil des heures… qu’on avait sciemment effacé un épisode de son existence, qu’il s’agissait de la raison pour laquelle elle se trouvait en danger, et qu’il devait exister un rapport entre l’individu aux cheveux flamboyants, la disparition de plusieurs années de ses souvenirs, et le péril qu’elle courait actuellement.
Sparta… elle prit conscience que ce n’était pas son véritable nom mais une identité d’emprunt qu’elle avait assumée pour des motifs importants mais pour l’instant inconnus… s’adressa à l’hélicoptère.
– Snark, mon matricule est L.N. 30851005. Reconnais-tu mon autorité ?
Après une brève pause, l’ordinateur de bord lui répondit :
– Je me place sous votre commandement.
– Alors, cap sur Westerly. Altitude minimale et vitesse maximale, conformément aux protocoles de vol furtif. Mode automatique.
– Mode auto confirmé.
Les murailles jurassiques de grès rouge de Flatiron défilaient rapidement de chaque côté de l’appareil, le surplombant d’une hauteur vertigineuse. Le sol de la gorge asséchée qui devait servir de lit à un cours d’eau torrentiel pendant les orages de la fin de l’été était jonché de blocs de granité érodés et s’élevait en formant des marches irrégulières. L’engin frôla les branches dénudées rosâtres des saules qui s’entrelaçaient sur la berge puis s’éleva presque à la verticale vers le haut de la montagne, en esquivant des arbres inclinés et des falaises basaltiques en surplomb. Finalement, le canyon se rétrécit brusquement et se changea en un couloir peu profond qui traversait une forêt de pins, alors que le relief s’aplanissait en prairies où se dressaient quelques tremblaies.
Sparta modifia l’échelle de la représentation holographique du terrain qui défilait sous ses yeux et l’étudia jusqu’au moment où elle trouva un lieu dont les caractéristiques correspondaient à ses besoins.
– Snark, cap à quarante degrés nord; cent cinq degrés, quarante minutes et vingt secondes ouest.
– Quarante nord; un zéro cinq, vingt ouest. Confirmé.
L’appareil ralentit brusquement et parut hésiter à l’orée d’un bosquet de trembles. Son mufle frémissait, comme s’il était occupé à renifler une trace.
Un instant plus tard, il accélérait au-dessus du terrain dégagé et enneigé, en direction d’une chaîne lointaine de pics élevés que le soleil faisait miroiter.
*
– Nous avons une acquisition visuelle.
Sur un des écrans d’une salle souterraine, à deux mille kilomètres de là, quelques personnes regardèrent l’hélicoptère qui filait en rase-mottes. Ou plus exactement l’image agrandie retransmise par un satellite espion se trouvant en orbite six cents kilomètres plus haut.
– Pourquoi n’utilise-t-elle pas les protocoles de vol furtif ?
– Elle ignore sans doute comment procéder.
– Elle sait piloter cet engin, en tout cas.
L’homme qui venait de parler, un quinquagénaire aux cheveux gris argenté coupés courts, portait un costume de laine anthracite et une cravate de soie grise unie sur une chemise de coton couleur perle : une tenue civile qui évoquait un uniforme militaire.
Il eût été impossible de rétorquer quoi que ce soit à l’accusation lancée par cet homme, et elle ne suscita aucune réponse.
Une femme toucha sa manche, retint son regard, et désigna du menton les ombres de la salle. Ils s’y réfugièrent, pour parler sans témoins.
– Que se passe-t-il ?
– Si McPhee a effectivement restauré sa mémoire à court terme à l’aide d’implants cellulaires synthétiques, elle peut recouvrer ses capacités acquises avant l’intervention, murmura-t-elle.
Il s’agissait d’une belle femme, aussi sévère, autoritaire et grisonnante que lui, avec des yeux noirs qui faisaient penser à deux mares de ténèbres au sein de la pénombre.
– Vous êtes parvenue à me convaincre qu’elle ne pourrait jamais se remémorer ce qu’elle avait vu ou fait au cours de ces trois dernières années, lui rappela-t-il avec irritation.
Il était évident qu’il devait prendre sur lui pour ne pas hausser la voix.
– La permanence… autrement dit le degré… de l’amnésie rétroactive due à la perte de la mémoire à court terme est rarement prévisible…
– Et c’est maintenant que vous me le dites ?
Cette fois, il avait parlé d’une voix assez forte pour inciter toutes les autres personnes présentes à se tourner vers lui.
– Mais nous pouvons être absolument certains qu’elle ne se remémorera jamais ce qui s’est passé après l’intervention.
Elle fit une pause, avant de conclure :
– Jusqu’à la ré intervention. Jusqu’à ce jour.
Puis ils sombrèrent tous deux dans un profond silence, et pendant un instant nul ne dit mot à l’intérieur de la salle obscure. Tous étudiaient l’hélicoptère qui semblait fuir son ombre au-dessus des tertres enneigés et des étangs gelés, entre les pins et les trembles, au fond de défilés abrupts, suspendu sous ses rotors qui scintillaient comme les ailes membraneuses d’une libellule captive des mailles du réseau de balayage du satellite d’observation.
L’image vacilla un instant avant de se stabiliser sous un angle légèrement différent. Un autre satellite venait de prendre la relève.
– Monsieur Laird, cria un des opérateurs. J’ignore si c’est important, mais…
– Dites toujours.
– Au cours des deux dernières minutes, l’appareil a graduellement pivoté en sens inverse des aiguilles d’une montre. Il suit à présent un cap sud-est.
– Elle s’est perdue ! s’exclama avec enthousiasme un des assistants. Elle vole à l’aveuglette !
L’homme en gris n’en fit pas cas.
– Montrez-moi l’ensemble du secteur.
L’image visible sur l’écran principal s’amenuisa pour englober les Grandes Plaines qui se dressaient tel un océan pétrifié au pied de la Front Range et les cités qui s’y étaient échouées, telles des épaves. Cheyenne, Denver, Colorado Springs, fondues par leurs faubourgs en une unique métropole étirée. À cette échelle, l’hélicoptère était microscopique, invisible, mais l’intersection des fils du réticule indiquait toujours sa position.
– La cible semble désormais garder le même cap, annonça l’opérateur.
– Malédiction, elle se dirige vers le Space Command, grommela l’homme en gris.
Il regarda son pendant féminin avec amertume.
– Pour y chercher refuge ? hasarda-t-elle d’une voix hésitante.
– Il faut abattre cet appareil, lança l’assistant, auparavant enthousiaste et désormais paniqué.
– Avec quoi ? Notre seul engin armé se trouvant dans un rayon de huit cents kilomètres autour de la cible est justement celui-là.
Il se tourna vers la femme et lui lança sans prendre la peine de baisser la voix :
– Si seulement j’étais resté sourd à vos arguments spécieux…
Il se pencha vers la console, sans achever sa phrase, et de colère grinça des dents.
– Elle ne respecte pas les protocoles de vol furtif. Quelles sont les possibilités de brouillage ?
– Il est impossible de perturber les systèmes de navigation et de contrôle, monsieur. Ils bénéficient d’une protection totale.
– Et le brouillage de ses transmissions ?
– C’est réalisable.
– Faites-le immédiatement.
– Ce genre d’intervention ne peut avoir une précision chirurgicale, monsieur. L’Air Defense Command risque de ne pas apprécier.
– Exécutez mes ordres. Je me charge de l’ADC.
Il se tourna vers un assistant.
– Établissez une liaison prioritaire avec le Commandant en chef du NORAD. Mais fournissez-moi au préalable le profil de ce type.
L’homme lui tendit un communicateur.
– Le responsable du NORAD est un certain général Lime, monsieur. Tout ce que nous savons sur lui s’affiche sur l’écran B.
L’homme en gris marmonna quelques paroles dans le communicateur, puis mit l’attente de la réponse à profit pour lire rapidement les renseignements concernant le militaire et préparer le discours qu’il lui tiendrait, avant de reporter son attention sur l’écran principal.
Le réticule du satellite espion se rapprochait inexorablement du quartier général de l’Air Force Command, à l’est de Colorado Springs. Une voix sèche crépita dans le communicateur et l’homme en gris se hâta de répondre :
– Général, ici Bill Laird…
Sa voix était à la fois pleine d’assurance, de chaleur humaine et de déférence.
– Je suis sincèrement désolé de vous importuner, mais je suis confronté à un sérieux problème et je crains de n’avoir laissé la situation m’échapper… À tel point, en fait, que mes ennuis sont devenus également les vôtres. Ce qui explique les interférences électromagnétiques que vous devez capter sur les fréquences de combat…
*
Cet entretien téléphonique épuisa ses réserves d’amabilité et de persuasion. Et ce ne fut pas le seul appel que Laird dut passer, le général Lime ayant refusé d’agir sans avoir préalablement reçu une confirmation du supérieur hiérarchique de son interlocuteur.
Des mensonges furent transmis dans l’éther et, lorsque le directeur raccrocha finalement le combiné, son sourire tendu ne parvenait plus à dissimuler le tremblement de ses lèvres. Il tirailla la manche de la femme en gris puis la guida à nouveau vers les ombres.
– Tous nos projets s’effondrent, à cause de vous, fit-il avec colère. Et nous aurons perdu toutes ces années de travail. Croyez-vous que je pourrai conserver mon poste après un échec aussi cuisant ? Nous devrons nous estimer heureux si nous ne faisons pas l’objet de poursuites.
– Je doute que le Président…
– Vous ! Je vous entends encore me conseiller de la garder en vie !
– Elle était extraordinaire, William. Aux premiers stades. Elle a été une adepte dès sa naissance.
– Elle ne s’est jamais abandonnée à la Connaissance.
– Ce n’était qu’une enfant !
Une quinte de toux sèche servit de réplique. L’homme fit les cent pas en ruminant de sombres pensées, avant de s’immobiliser brusquement et de secouer la tête.
– Oui, nous devrons dissoudre notre groupe et aller nous fondre dans l’anonymat du reste du troupeau.
– William…
– Oh ! Nous resterons en contact. Je suis même certain qu’on nous confiera des postes importants dans des services gouvernementaux. Mais tout sera à refaire.
Il croisa les doigts et fléchit leurs jointures.
– Ce sanatorium doit disparaître. Nous sommes contraints de nous disperser. Le moment est venu de tout arrêter.
La femme en gris estima préférable de ne pas émettre la moindre objection.
*
– L’appareil non identifié serait donc en pilotage automatique ?
Le sergent semblait sceptique. Avec une dextérité attribuable à une longue pratique, elle fournit les coordonnées de l’hélicoptère en approche au SGCA : le Système de Guidage des Catapultes Antiaériennes.
– Il s’agit en fait d’un engin expérimental qui a perdu la boule, répondit le capitaine. Selon les postes d’observation, ceux qui le testaient l’ont laissé filer et il fonce en direction de nos installations au sol.
Hors du périmètre de la base du quartier général du Space Command, des batteries valsèrent sur leurs affûts.
– Les intercepteurs ne pourraient pas s’en charger ?
– Bien sûr que si. Un F-14 n’aurait qu’à décoller, grimper, se placer au-dessus de la cible, et la descendre. Mais avez-vous assisté à une démonstration de ces nouveaux hélicos militaires, sergent ? Ces machines peuvent voler en rase-mottes à six cents kilomètres à l’heure. Et qu’est-ce qu’on trouve sur le sol, entre nous et les montagnes ?
– Oh !
– Tout juste. Des maisons, des écoles, ce genre de trucs. Voilà pourquoi ce sera à nous de jouer dès que la cible entrera dans le périmètre de défense. Le sergent regarda l’écran du radar.
– Eh bien, nous serons fixés dans une vingtaine de secondes. Il approche toujours.
Elle arma le SGCA avant même que le capitaine lui en eût donné l’ordre.
*
Le Snark filait en grondant au ras des toits des ranches des faubourgs, au-dessus des piscines et des jardins de rocaille, des larges boulevards et des lagons artificiels, soulevant des tuiles, ébranlant les dernières feuilles mortes des trembles, terrifiant les passants, aspirant la poussière et la fange des plans d’eau dans son sillage. Les antennes de l’hélicoptère qui se ruait vers la base émettaient sans discontinuer es appels sur toutes les fréquences militaires et civiles, mais elles ne captaient aucune réponse. L’étendue plate et dénudée du périmètre de défense se rapprochait rapidement…
*
Quand l’hélicoptère franchit en grondant les clôtures et passa au-dessus des véhicules des pompiers, des ambulances et des voitures de police, quelques observateurs notèrent… et plus tard témoignèrent… que l’appareil ne semblait pas se diriger vers la forêt d’antennes orientées vers l’espace constituant le trait le plus caractéristique du quartier général du Space Command, mais plutôt vers les bâtiments du centre tactique devant lesquels se trouvait une aire d’atterrissage. Il s’agissait cependant d’une distinction subtile – bien trop subtile pour être prise en considération lorsqu’il fallait se décider en une fraction de seconde.
Trois missiles bondirent dans les airs à l’instant où le Snark pénétrait à l’intérieur de la base. Ces engins n’étaient que des cylindres d’acier fuselés sans la moindre charge explosive, mais leur impact pouvait être comparé à celui d’une météorite ou d’un bulldozer volant. Deux dixièmes de seconde après avoir quitté leurs lanceurs, ils perforèrent le blindage de l’hélicoptère. Il ne se produisit aucune explosion, cependant. Les fragments de l’appareil désintégré se disséminèrent simplement sur le terrain de manœuvre comme une poignée de confettis en feu et les bouts de métal plus importants s’éloignèrent en fumant, tels de vieux journaux roulés en boule, consumés par les flammes.
3
Sparta se dissimulait derrière les trembles dénudés qui bordaient l’étendue gelée, attendant que le halo doré du soleil couchant eût abandonné le ciel moucheté de nuages. Le froid engourdissait ses orteils et ses doigts, les lobes de ses oreilles et l’extrémité de son nez. Son estomac grondait. La basse température ne l’incommodait guère, lorsqu’elle marchait, mais elle frissonnait depuis qu’elle avait dû s’arrêter pour guetter la venue des ténèbres. À présent que la nuit était tombée, elle pouvait repartir.
Elle venait de glaner une information importante… au cours de la fraction de seconde pendant laquelle le Snark avait effectué une pause et calculé sa nouvelle trajectoire… juste avant de sauter de l’appareil qui demeurait en vol stationnaire à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol et de laisser celui-ci voler au-devant d’une destruction inévitable. Elle connaissait désormais la date exacte. Le jour, le mois et l’année. Cette dernière révélation l’avait fortement ébranlée. Si les souvenirs qui tourbillonnaient dans son esprit devenaient plus nombreux au fil des minutes, elle savait à présent que les plus récents d’entre eux se rapportaient à des faits s’étant produits une année auparavant. Et depuis l’abandon de son appareil, alors qu’elle cheminait péniblement dans la neige, elle n’avait cessé de s’interroger sur l’étrange phénomène d’extension de ses sens.
Elle savait de façon viscérale que pendant la dernière heure… bien qu’elle ne se fût pas accordé le loisir de tester ses nouvelles capacités… ses facultés extraordinaires en plein développement s’étaient en partie placées sous le contrôle de son esprit. Elle était même parvenue à se remémorer à quoi servaient certains de ces pouvoirs… ce qui lui permettait de moduler la sensibilité de ses sens – goût, odorat, ouïe, toucher, et surtout vision.
Mais il lui arrivait encore d’en perdre momentanément la maîtrise. La senteur à la fois douce et acre des aiguilles de pin parsemant la neige la plongea dans une ivresse étourdissante qui menaça à plusieurs reprises de la terrasser. La nacre fondante du soleil couchant métamorphosa le monde en un kaléidoscope tournoyant parcouru de pulsations, une débauche de lumières. Elle attendait la fin de ces crises, consciente que ces dernières finiraient par s’atténuer et qu’il lui serait alors possible de recouvrer sa lucidité au prix d’un simple effort de volonté. Ensuite, elle reprenait sa lente progression.
Elle comprenait désormais une partie des raisons de son épreuve. Elle avait conscience que si l’on venait à apprendre quels étaient ses étranges pouvoirs, cela pourrait lui être fatal. Elle savait également qu’elle connaîtrait un sort identique si elle se livrait aux autorités, quelles qu’elles fussent.
Finalement, l’obscurité fut assez profonde pour dissimuler son approche et elle traversa le champ enneigé en direction d’une lointaine grappe de points lumineux apparaissant à l’intersection de deux étroites routes goudronnées. Sur une enseigne suspendue à l’avant-toit de tôle ondulée d’une des bâtisses de bois délavé par les éléments, la clarté jaunâtre d’une ampoule nue révélait les mots : « BOISSONS. REPAS. »
Elle dénombra une demi-douzaine de véhicules garés devant la taverne rustique, des voitures de sport et des 4x4 aux toits garnis de porte-skis. Elle s’arrêta à l’extérieur et tendit l’oreille…
Elle entendait les tintements et les claquements des bouteilles, les miaulements plaintifs d’un chat qui réclamait son repas, les craquements des chaises et des lattes du plancher, le grondement d’une chasse d’eau au-delà de la salle et, couvrant tout cela, les beuglements d’une sono réglée juste en deçà du seuil de la souffrance auditive. Sous cette musique… les invectives violentes d’un chanteur, les roulements de tonnerre d’une basse, les plaintes modulées d’une suite d’accords plaqués sur un synthékord et les martèlements de trois types de percussions différentes…, elle capta quelques conversations.
– Seulement des pierres et de l’herbe sèche, grommelait une fille. Ceux des télésièges ont un sacré culot d’oser vendre des billets.
Ailleurs, un adolescent tentait de soutirer des notes de cours à ses camarades de collège. En un autre endroit… le bar, supposa-t-elle…, un homme parlait de son travail. Elle écouta un moment et accorda son ouïe sur la fréquence de sa voix, jugeant ses propos plus prometteurs que ceux des autres clients…
– … et cette fille aux cheveux qui descendaient jusque-là et qui restait plantée devant moi, uniquement vêtue d’un minuscule bout de soie rose transparente comme ceux qu’on voit dans les pubs des grands magasins. Mais comme si je n’existais pas.
– Elle était probablement camée. Ils le sont tous, là-bas. Tu connais leur super-console de montage sensorielle, le truc qui est censé permettre de rentabiliser le studio. Eh bien, le type qui s’en occupe est tellement défoncé à longueur de temps que je me demande comment il peut encore éprouver quelque chose…
– Mais les filles. Voilà ce qui me fait de l’effet. Où je veux en venir, c’est qu’on passe son temps à trimbaler des décors d’un côté et de l’autre, pas vrai ? Avec toutes ces blondes, ces brunes et ces rousses qui sont assises, debout ou couchées autour de nous…
– La plupart de ceux qui débarquent dans ce trou perdu prétendent qu’ils veulent louer le studio, mais c’est seulement pour magouiller, mon vieux. Ils achètent et ils vendent…
Sparta écouta jusqu’au moment où elle obtint la confirmation qu’elle attendait, puis elle s’isola du brouhaha provenant de la salle et reporta son attention sur les véhicules garés à l’extérieur.
Elle accorda le spectre de sa vision sur les infrarouges afin de voir les empreintes laissées sur les poignées des voitures. Les plus rougeoyantes venaient d’être déposées et elle s’intéressa à ces dernières, jugeant improbable de voir leurs propriétaires ressortir aussitôt de l’établissement. Elle étudia l’intérieur d’un cabriolet maculé de boue et les marques incandescentes de deux paires de fesses dans les sièges-baquets. Une couverture de voyage roulée en boule sur le plancher, devant la place du passager, dissimulait un autre objet irradiant de la chaleur. Sparta espéra avoir trouvé ce qu’elle cherchait.
Elle retira son gant droit. Des extensions chitineuses apparurent sous les ongles de son index et de son majeur et elle les fit doucement pénétrer dans la fente de l’Idcarte, du côté passager. Elle sentit le léger picotement des électrons qui suivaient les polymères conducteurs; des images de nombres dansèrent au seuil de sa conscience; les molécules de surface de ces sondes s’autoprogrammèrent si rapidement que seule l’intention fut perçue, non le processus. Ces extensions se rétractèrent à l’intérieur de ses doigts dès qu’elle les écarta de la portière. Cette dernière s’ouvrit, sa serrure-alarme désactivée.
Elle renfila son gant et souleva le plaid. L’objet qu’il dissimulait était un sac à main récemment manipulé. Elle y trouva une Idcarte qu’elle subtilisa avant de remettre le sac à sa place – sous la couver-cure de voyage qu’elle replia comme auparavant en se basant sur l’image de l’habitacle qu’elle avait temporairement stockée dans sa mémoire. Elle repoussa doucement la portière.
Sparta battit des pieds sous le porche pour faire tomber la neige qui adhérait à ses bottes, puis elle poussa les doubles portes branlantes et fut assaillie par une explosion de fumée et de musique amplifiée au-delà du seuil de distorsion. La plupart des clients étaient des couples et des collégiens de retour des stations de sports d’hiver. Quelques mâles locaux, reconnaissables à leurs jeans déchirés et à leurs chemises à carreaux en flanelle, s’agglutinaient à l’extrémité du comptoir d’acajou. Tous rivèrent leurs yeux sur Sparta qui se dirigeait effrontément vers eux.
Le charpentier dont elle avait un peu plus tôt suivi la conversation était facile à identifier, grâce à une règle laser glissée dans un étui de cuir râpé pendant sur sa hanche. Elle se hissa sur le tabouret le plus proche du sien et lui adressa un regard condescendant avant de reporter son attention sur le serveur.
Les cheveux orange bouclés de ce dernier la firent sursauter. Son angoisse fut brève, cependant – il avait également une barbe frisée.
– Qu’est-ce que ce sera, pour vous ?
– Un verre de rouge. Auriez-vous quelque chose d’acceptable à manger ? Je meurs de faim.
– La tambouille habituelle de l’autochef.
– Zut… Alors, un cheeseburger. Moyen. Avec une garniture complète et des frites.
Le barman se dirigea vers une console d’acier inoxydable striée de traînées de graisse figée installée derrière le comptoir et pressa quatre boutons. Puis il prit un verre sur l’étagère située au-dessus de sa tête et le plaça sous un tuyau, d’où s’écoula un vin pétillant ayant la couleur du jus d’airelle. Sur le chemin du retour, il arracha de la gueule nickelée de l’autochef le hamburger et les frites, transporta les deux assiettes en équilibre dans sa large main droite, puis fit glisser le tout sur le bar en direction de sa cliente.
– Quarante-trois dollars. Service compris.
Elle lui tendit l’Idcarte, qu’il posa sur le comptoir après avoir enregistré la transaction. Sparta ne la ramassa pas immédiatement, se demandant laquelle des femmes présentes dans l’établissement venait de lui offrir à dîner.
Le barman, le charpentier et les autres hommes qui l’entouraient semblaient à court de sujets de conversation; tous la regardaient manger sans rien dire.
Les sensations olfactives et gustatives procurées par la mastication et la déglutition étaient intenses au point de surcharger ses systèmes internes avides. La graisse figée, les sucres carbonisés et les protéines prédigérées suscitaient à la fois sa convoitise et son écœurement. Pendant quelques minutes, la faim fut plus forte que le dégoût.
Lorsqu’elle eut terminé son repas, elle se lécha les doigts puis releva les yeux.
Elle porta à nouveau sur le charpentier un long regard lourd de mépris, sans faire cas du barbu qui se trouvait derrière lui et l’étudiait avec fascination.
– Je vous ai déjà vue quelque part, dit le charpentier.
– J’en doute, rétorqua-t-elle.
– Si, je vous connais. Vous ne faisiez pas partie de ces filles qui sont montées à Cloud Ranch, ce matin ?
– Ne me parlez pas de ce trou perdu. Je ne veux plus jamais entendre mentionner son nom.
– Je ne m’étais donc pas trompé.
Il hocha la tête avec satisfaction puis adressa au barman un clin d’œil entendu. Son compagnon barbu l’imita, mais le sens de sa mimique resta un mystère pour toutes les autres personnes présentes. Le charpentier pivota à nouveau vers Sparta, afin de l’étudier lentement de la tête aux pieds.
– J’ai su que c’était vous à la façon dont vous m’avez regardé. Naturellement, vous avez plutôt changé.
– À quoi ressembleriez-vous, si vous aviez dû marcher dans la neige pendant toute une demi-journée ?
Elle tirailla une mèche de ses cheveux bruns emmêlés, paraissant blessée dans sa fierté.
– Personne ne vous a proposé un passage ?
Sparta haussa les épaules et regarda droit devant elle, feignant de boire une petite gorgée de ce vin infect.
Il insista :
– J’ai l’impression que vous en avez ras le bol, non ?
– Vous vous prenez pour qui ? Un de ces connards de psys ? gronda-t-elle. Je suis violoniste. Et quand on m’engage pour jouer du violon, je manie mon archet et rien d’autre. Comment se fait-il que les seuls qui arrivent à se faire du fric dans cette profession soient les lèche-cul ?
– Vous avez mal interprété mes paroles, fit son interlocuteur en passant la main dans ses cheveux blonds emmêlés. Ils ne tournent pas que des sensies musicaux, là-haut. Tout le monde le sait, ici.
– Je ne suis pas d’ici.
– Ouais.
Il but pensivement une gorgée de bière, imité par son compagnon.
– Eh bien… désolé.
Tous entreprirent de contempler le contenu de leurs verres; un groupe de philosophes plongés dans des méditations profondes. Le barman prit un chiffon et essuya pensivement le comptoir.
– Et d’où venez-vous ? demanda le charpentier, avec espoir.
– De l’Est. Et je regrette d’en être partie. Annoncez-moi qu’un car doit partir pour New York dans dix minutes et vous aurez droit à toute ma reconnaissance.
Le barbu eut un rire, mais pas le charpentier.
– Il ne passe aucun car, ici.
– Ça ne m’étonne pas.
– Ne vous trompez pas sur mes intentions, mais je compte aller à Boulder, ce soir. Là-bas, vous pourrez trouver un moyen de transport.
– Et vous, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. J’ai seulement dit que vous auriez droit à ma reconnaissance.
– Rassurez-vous, m’dame.
S’il manifestait de l’humilité, il n’en était pas moins un homme et sans doute comptait-il tenter sa chance auprès d’elle. Sparta n’y voyait aucun inconvénient, dès l’instant où cela lui permettrait de se rapprocher de la civilisation.
*
Le charpentier finit par se laisser convaincre de la conduire jusqu’à l’aéroport de Denver, à cent cinquante kilomètres de là. Il ne l’importuna pas pendant les soixante-dix minutes de trajet, se contentant du semblant de conversation qu’elle acceptait d’alimenter, et ce fut sans paraître dépité outre mesure qu’il prit congé d’elle avec une poignée de main énergique.
Elle entra dans le terminal et libéra un soupir en se laissant choir dans le fauteuil de chrome et de plastique noir le plus proche. La salle était bondée et Sparta se sentait apaisée par les bruits, les clignotements des néons, les écrans lumineux des panneaux d’affichage, les reflets verdâtres diffus renvoyés par toutes les surfaces polies. Elle ferma son manteau à carreaux et s’abandonna à sa lassitude et à son soulagement. Elle avait regagné la civilisation et l’anonymat de la foule, et elle disposait d’un accès aux moyens de transport et de communication, aux services financiers, à l’ensemble de l’immense système nerveux électronique qui assurait la cohésion de ce pays, de la Terre et des colonies spatiales. En ce lieu, il lui serait possible d’obtenir ce qu’elle désirait sans se faire remarquer. Et pendant quelques minutes il lui fut loisible de rester assise, à découvert, et de prendre du repos sans devoir se dissimuler, certaine que rien dans son aspect banal ne pourrait attirer l’attention.
*
Elle rouvrit les yeux sur un vigile qui l’étudiait avec suspicion, le doigt levé vers l’oreille droite, sur le point d’utiliser son auricom.
– Vous dormez depuis une demi-heure, m’dame. Vous avez besoin de repos, et vous devriez vous rendre dans la ruche du Cinq.
Il tapota son oreille.
– Mais vous préférez peut-être que je contacte le refuge ?
– Seigneur, monsieur l’agent, je suis affreusement désolée. Je n’avais pas conscience de…
Elle porta le regard vers l’écran sur lequel les vols étaient annoncés.
– Oh non ! Ne me dites pas que je vais également rater celui-là !
Elle se leva et courut vers le plus proche des tapis roulants menant vers les aires de lancement.
Elle attendit d’être entourée d’autres passagers pour regarder derrière elle. Les voyageurs en tenues de vacances de plastique et de métal semblaient moroses, sans doute parce que leurs congés étaient terminés et qu’ils se trouvaient sur le chemin du retour. Elle feignit de fouiller dans ses poches avec panique, avant de descendre du tapis roulant à la première correspondance et de rebrousser chemin en direction des salles d’attente.
Elle entra dans les toilettes pour dames, s’étudia dans un miroir et eut un choc. Banale n’était certainement pas le mot qui convenait pour la décrire; elle était crottée, dépenaillée. Ses cheveux bruns, sales et graisseux, pendaient sur ses joues en formant des mèches qui évoquaient des serpents; des cernes sombres soulignaient ses yeux; de la boue rougeâtre séchée maculait ses bottes et son pantalon, ainsi que les pans de son manteau.
Que le flic l’eût suspectée d’être une non-Id n’était guère surprenant. Il avait vu juste, naturellement… un seul service gouvernemental avait un fichier sur elle… mais l’homme avait sauté sur cette conclusion pour d’autres raisons. Elle devait remédier rapidement à cette situation.
Elle se lava le visage, l’aspergeant d’eau glacée jusqu’au moment où elle fut pleinement éveillée. Puis elle partit à la recherche des boxes télématiques les plus proches.
Elle se glissa dans la cabine et étudia le terminal. Le petit écran éteint et le clavier permettaient de joindre presque instantanément toute personne se trouvant sur Terre ou dans l’espace et souhaitant être accessible (contacter des gens qui refusaient d’être importunés prenait un peu plus de temps).
C’était l’accès à d’immenses banques de données publiques (consulter des fichiers protégés réclamait également de la patience). C’était le moyen de procéder à des emprunts ou à des placements, de régler ses dettes, d’investir, de parier, d’acheter n’importe quel article ou service légal (procéder à des transactions illicites entraînait aussi une attente supplémentaire). Il suffisait pour cela que le client eût une Idcarte en cours de validité et un compte personnel suffisamment approvisionné.
Sparta s’était débarrassée de celle qu’elle avait subtilisée dans le cabriolet en la laissant tomber dans la neige, à côté de la porte de la taverne, afin de ne pas laisser la moindre trace de ses déplacements. Mais dans l’intimité d’un box télématique… le genre d’isolement que seul un lieu cerné par la foule pouvait lui offrir…, cela ne constituait pas un obstacle insurmontable.
Comme dans le cadre de la compétition incessante opposant les techniciens qui conçoivent les blindages et ceux qui mettent au point des projectiles à même de les perforer, l’interminable combat des créateurs de logiciels et des pirates de l’informatique formait une spirale évolutive sans fin. En ces jours de la fin du XXIe siècle, accéder à certains programmes n’était pas chose aisée, même pour un expert.
Sparta était certaine d’avoir reçu une formation approfondie en ce domaine, sans pouvoir pour autant se remémorer dans quel but. Elle inséra ses sondes digitales dans la fente du récepteur d’Idcarte et se passa du clavier pour accéder directement au système…
Dans l’univers de l’informatique, cependant, on ne trouve aucun paysage miroitant, nulle structure de données cristalline, nul nodule rutilant d’inférences et de signification. Le courant électrique… tout comme la lumière… ne transporte en lui aucune image, si ce n’est celles qui y ont été encodées.
Mais elles doivent alors être filtrées et traduites par des multiplexeurs analogiques, des faisceaux dirigés, du phosphore luminescent, des diodes excitées, des suspensions liquides magnétisées en ébullition, la trame d’un écran. S’il n’y a pas la moindre structure visible au sein de l’électricité, les relations y sont par contre nombreuses. Des formes organisées, des harmoniques, des ensembles.
Les flots de données en question sont des nombres interminables qui se décomposent en valeurs plus petites, des bits à l’infini. Tenter de visualiser ne serait-ce que d’infimes fragments de ce raz de marée numéral dépasse les capacités de tout système pluridisciplinaire jamais mis au point. L’odorat et le goût sont différents. Le toucher est différent, de même que la perception de l’harmonie. Tous les sens sont sensibles aux structures et, parce qu’il existe des processus analogues à des niveaux supérieurs, certains individus trouvent de la beauté aux nombres. Chaque époque a eu ses calculateurs prodiges – des génies ou des débiles savants. Pour créer à dessein un tel personnage, il est indispensable de disposer d’une connaissance parfaite de l’étrange système nerveux de ceux qui savent manipuler les nombres. À ce jour, un tel exploit n’avait été accompli qu’une seule fois.
Sparta l’ignorait. Comme tous les calculateurs prodiges, elle était fascinée par les nombres premiers, avec lesquels elle jonglait sans la moindre difficulté. Contrairement à celui des personnes précitées, cependant, le lobe droit de son cerveau abritait des extensions neurales artificielles qui augmentaient considérablement ses capacités de calcul, des structures dont elle ignorait l’existence alors même qu’elle les mettait à contribution. Si les systèmes d’encryptage de données avaient fréquemment pour clé de grands nombres premiers, ce n’était pas le fait d’une simple coïncidence.
Paisiblement assise dans ce box télématique du terminal de Denver, le regard rivé à l’écran, Sparta semblait étudier la danse des signes alphanumériques. Mais elle n’accordait aucune attention aux symboles qui défilaient rapidement devant ses yeux, car ses sens s’étendaient bien au-delà de l’interface. Ils suivaient la piste laissée par la senteur âcre d’une clé familière dans le système de communications, tel un saumon remontant la trace de son ruisseau natal dans les profondeurs de la mer – hormis que Sparta ne nageait pas et que l’océan d’informations s’enflait pour former un raz de marée à l’intérieur de son esprit. Immobile, elle se rapprochait de son but.
Le financement des organismes gouvernementaux dont l’existence n’est pas officielle ne peut figurer dans le budget d’un État mais est divisé et disséminé dans celui de nombreux autres services, passé dans des postes insignifiants avant d’être détourné sous le couvert de transactions effectuées avec des responsables d’entreprises et des banquiers compréhensifs. S’il se produit parfois un retour de flamme… par exemple lorsqu’un parlementaire qui n’a pas été mis dans la confidence par ses collègues demande publiquement pourquoi les forces armées ont réglé une facture de plusieurs millions de dollars pour des « pièces de rechange d’hélicoptère » et ne peuvent en contrepartie exhiber qu’une poignée de rondelles et de boulons…, la plupart du temps, seuls quelques initiés savent, ou se soucient de savoir, quelle est la destination véritable de ces sommes.
L’argent était devenu électronique, de simples nombres en changement constant, des transactions opérées d’un code à l’autre. Sparta remontait vers la source de l’un d’eux. Après s’être glissée dans les mémoires de la First Tradesmen’s Bank de Manhattan par un accès verrouillé, sa conscience découvrit le fil d’or qu’il lui suffirait ensuite de suivre.
Les personnes qui l’avaient dotée de ces capacités hors du commun n’avaient pas un seul instant imaginé quelles utilisations ludiques elle parviendrait à leur trouver.
Ici, dans ce box télématique, procéder au transfert d’une somme relativement modeste et raisonnable ne lui posait aucun problème; quelques centaines de milliers de dollars débités d’un poste insignifiant du budget de sa cible (« entretien et surveillance des bureaux »), passés au crédit d’un prestataire de services véritable puis de son sous-traitant et, par une boucle tronquée, dans les comptes occultes d’un organisme gouvernemental… dont les ordinateurs enregistreraient la somme pendant une microseconde avant de l’effacer de leurs mémoires et d’interrompre net toute recherche… et finalement par une succession d’adresses aléatoires jusqu’à une petite banque new-yorkaise : la Grand Hook Savings and Loan, dont la simplicité de la clé la sidéra et dont l’agence de Manhattan put s’enorgueillir de compter une nouvelle cliente sans même le savoir – une jeune femme qui se nommait…
Il lui fallait fournir ce renseignement, et rapidement. Pas son prénom véritable, pas Linda, pas L.N., mais Ellen, et à présent un nom de famille. Ellen, Ellen… Elle tapa le premier mot qui lui traversa l’esprit. Elle s’appelait désormais Ellen Troy.
Sparta n’avait plus besoin d’utiliser le box télématique que pendant quelques secondes, le temps de réserver une place sur un vol reliant Denver à JFK. La quittance et le billet glissèrent sans bruit de l’imprimante. Elle retira ses sondes digitales du récepteur d’Idcarte.
Sa navette ne décollerait qu’au matin. Elle décida de gagner la ruche du Terminal Cinq, de prendre une alvéole pour le reste de la nuit, de faire un brin de toilette et de nettoyer ses vêtements, puis de s’accorder un repos bien mérité. Elle eût aimé aller faire l’acquisition d’une nouvelle garde-robe, mais en raison de la situation économique actuelle, avec les robots qui se chargeaient d’effectuer toutes les tâches techniques et les humains qui se livraient à une âpre compétition dans tous les autres domaines, les boutiques des lieux publics les plus fréquentés grouillaient de vendeurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle ne pourrait procéder à aucune emplette avant de s’être procuré une Idcarte personnelle, dans un tel endroit tout au moins.
Mais elle savait que la Great Hook Savings and Loan s’empresserait de remplacer la carte qu’elle venait de « perdre ». La consultation de son fichier ne confirmerait-elle pas que Mlle Troy faisait partie des plus fidèles clients de cette banque depuis près de trois ans ?
4
Son plan paraissait à première vue sans faille. Elle projetait de retrouver ses parents, ou tout au moins d’apprendre ce qu’ils étaient devenus. Entretemps, il lui faudrait gagner sa vie et, pour cela, obtenir un emploi qui lui permettrait de réaliser ses deux objectifs. Elle ne tarda guère à le trouver.
À Manhattan, au bord de l’East River, les vieux bâtiments des Nations unies abritaient désormais l’organisation qui leur avait succédé : le Conseil des Mondes. En plus de la Terre, les mondes en question comprenaient les stations orbitales ainsi que les lunes et les planètes colonisées placées sous l’influence des coalitions mouvantes des nations terrestres. Les traités historiques de l’O. N. U. interdisant toute revendication territoriale dans l’espace étaient toujours honorés à la lettre, sinon dans l’esprit; comme les océans terrestres, le système solaire n’était pas délimité par des frontières matérielles mais ses ressources revenaient à ceux qui pouvaient les exploiter.
Au sein des plus importants services bureaucratiques du Conseil des Mondes on trouvait en conséquence un Bureau du Contrôle spatial, dont le rôle consistait à édicter et à faire respecter les règles de sécurité, les fréquences et les dates des appareillages, les restrictions au trafic des marchandises et aux déplacements des individus. Cet organisme avait à sa disposition d’immenses banques de données, des laboratoires ultramodernes, une flottille de vaisseaux rapides aux coques blanches armoriées d’une bande bleue diagonale et d’une étoile dorée, ainsi qu’une armée d’inspecteurs bien entraînés et fortement motivés.
Le Bureau spatial employait également des milliers de personnes n’appartenant pas à cette élite, de simples techniciens, bureaucrates et administrateurs disséminés dans les stations spatiales et les corps célestes habités du système solaire. Mais ils étaient pour la plupart concentrés à Terre Central, à proximité du quartier général du Conseil des Mondes, dans l’île de Manhattan.
Bien que ce bureau fût central à l’échelle interplanétaire, ses fonctions administratives se dispersaient dans toute la ville. Le curriculum vitas d’Ellen Troy, une jeune femme de vingt et un ans, était si élogieux qu’elle n’eut aucune difficulté à obtenir un poste au sein de cet organisme. Le listing du fichier de ses études dans un lycée de Queens puis au Flushing Meadow College of Business, où elle était censée avoir obtenu son diplôme un an plus tôt, démontrait ses aptitudes à traiter les textes autant que les données. Le certificat de travail de la société qui l’avait selon elle embauchée à la fin de ses études, la Manhattan Air Rights Development Corporation, malheureusement disparue entre-temps, précisait en outre qu’elle entrait dans la catégorie des employées modèles. Ellen passa sans difficulté l’examen d’admission et se retrouva au poste qu’elle souhaitait occuper et qui lui offrait l’accès au plus important de tous les réseaux informatiques du système solaire. Elle possédait désormais une nouvelle identité et une autre apparence : ses cheveux n’étaient plus bruns, son visage avait acquis quelques rondeurs, ses lèvres ne restaient plus perpétuellement serrées et s’entrouvraient constamment sur sa denture parfaite, et elle bénéficiait surtout de l’anonymat offert par un système bureaucratique où elle figurait en tant que simple matricule.
Son plan était à la fois audacieux et prudent, simple et compliqué. Elle comptait obtenir un maximum d’informations dans l’inépuisable stock de données du Bureau spatial, puis faire tout son possible pour obtenir un insigne d’inspectrice. Ensuite, elle aurait les coudées franches…
On ne répertoriait dans son projet que quelques difficultés mineures. Elle savait à présent qu’au cours de sa dix-huitième année d’existence, au début de la période de trois ans dont elle ne gardait aucun souvenir, son corps avait subi une altération plus importante qu’il n’y pouvait paraître de prime abord. Son être s’était retrouvé modifié en d’autres domaines que ceux de ses sens aiguisés du goût, de l’odorat, de l’ouïe et de la vision, et même que de l’ajout des sondes digitales dissimulées sous ses ongles : ces inserts de polymères qui suscitaient désormais un indéniable engouement au sein des classes aisées innovatrices. (Elle faisait tout son possible pour les dissimuler, car les parents d’Ellen Troy étaient censés avoir appartenu à un milieu modeste.)
Ces interventions avaient laissé des marques à l’intérieur de son corps, des stigmates révélés à l’occasion de certains examens médicaux. Elle échafauda une explication plausible, ce qui fut relativement aisé – mais elle eut des difficultés à apprendre à contrôler certains de ses pouvoirs extraordinaires, connus ou inattendus, et d’autres encore qui se manifestaient aux moments les plus inopportuns. Dans la majeure partie des cas, elle ne goûtait plus ce qu’elle ne souhaitait pas goûter, n’entendait plus ce qu’elle ne désirait pas entendre, ne voyait plus ce qu’elle refusait de voir… lorsqu’elle était consciente de l’apparition de ces phénomènes, tout au moins… mais il lui arrivait encore d’être parfois submergée par des sensations et des besoins qu’elle ne parvenait pas à analyser pleinement.
Entre-temps, elle continuait de vivre et de travailler normalement. Une année s’écoula, puis une autre. Par une matinée chaude et humide du mois d’août, Sparta se pencha sur les piles de papiers posés sur son bureau, des copies de documents et d’articles déjà lus maintes fois. Aucune de ces informations n’était confidentielle, on ne trouvait que des textes mis à la disposition du grand public : les comptes rendus des balbutiements innocents du projet SPARTA. L’un d’eux débutait en ces termes :
Proposition soumise au Ministère de l’Éducation des États-Unis pour un projet de développement des intelligences multiples.
Introduction
On a fréquemment suggéré que le cerveau de l’être humain possédait des capacités d’assimilation et un potentiel d’expansion inexploités – chez la plupart des individus, à l’exception de la petite minorité de ceux que nous qualifions de « génies ». Des programmes éducatifs ayant pour but le développement de ce potentiel chez l’enfant ont été fréquemment proposés. Jamais avant ce jour, cependant, des méthodes de stimulation de la croissance intellectuelle n’avaient été définies avec précision, et encore moins appliquées et soumises à un contrôle rigoureux. Presque toujours, les affirmations visant à soutenir le contraire ne se sont pas avérées et, dans le meilleur des cas, les vérifications n’ont guère été probantes.
Il convient avant tout de faire table rase de l’opinion selon laquelle l’intelligence serait un trait de caractère unique, quantifiable, transmissible ou même génétique – un point de vue conforté par l’utilisation intensive des tests d’évaluation du quotient intellectuel (QI), tant dans le cadre de la scolarité que par la suite. L’emploi de telles méthodes, depuis longtemps discréditées, peut seulement s’expliquer par le besoin des administrateurs de disposer d’un système de classification pratique (qui entraîne la réalisation de ses propres prédictions) sur lequel baser la répartition de ressources limitées. Cette référence constante au QI a freiné la mise à l’essai d’autres théories.
Les auteurs de cette proposition entendent démontrer que le génie unidimensionnel est un leurre, que chaque être humain possède de nombreuses intelligences, et que plusieurs de ces intelligences… pour ne pas dire toutes… peuvent être alimentées et développées sous la conduite d’enseignants ayant suivi une formation appropriée…
Émondé de son jargon académique, ce document… une ébauche de projet rejetée par le gouvernement auquel elle avait été soumise quelques années avant la naissance de Sparta… résumait assez précisément ce que ses parents s’étaient proposé d’entreprendre.
Il s’agissait de deux scientifiques immigrés, des chercheurs hongrois qui s’intéressaient tout particulièrement au développement du potentiel de l’être humain. Pour eux, les tests de QI n’avaient aucun sens et ils assimilaient leurs résultats à un label de qualité qui assurait le salut d’un petit nombre d’élus et la condamnation des autres, en offrant en outre des arguments aux partisans des thèses racistes. Ils jugeaient plus pernicieuse encore l’idée selon laquelle la chose mystérieuse que l’on appelait le QI n’était pas seulement héréditaire mais immuable et que tous les efforts déployés pendant la croissance d’un enfant ne pouvaient permettre d’accroître quantitativement cette substance mentale magique, si ce n’est de façon insignifiante.
Les parents de Sparta avaient eu l’intention de démontrer le contraire. Mais, en dépit de leur rhétorique révolutionnaire, le public et les organismes chargés d’accorder des subventions trouvaient leurs concepts de réussite par l’effort quelque peu démodés, et plusieurs années s’écoulèrent avant qu’un soutien ne se manifestât sous la forme d’une modeste contribution de la part d’un donateur anonyme. Ainsi que l’exigeaient de telles convictions, leur premier cobaye fut leur propre fille. Elle s’appelait encore Linda, à l’époque.
Peu après, l’État de New York et la Fondation Ford leur apportèrent une aide financière. Le projet SPARTA reçut alors son nom et l’équipe fut grossie de quelques chercheurs et étudiants. Après deux ans d’existence officielle, ces travaux firent l’objet d’une communication dans la rubrique scientifique du New York Times.
Hausse sur le Renard, le Hérisson à la baisse
Les psychologues de la New School for Social Research espèrent mettre un terme à une controverse qui trouve ses origines sept siècles avant J.- C., lorsque le poète grec Archiloque tint ces propos énigmatiques : « Le renard connaît un grand nombre de choses, mais ce que sait le hérisson est bien plus important. » Cette déclaration symbolise désormais le débat opposant ceux qui estiment qu’il existe diverses formes d’intelligence… linguistique, corporelle, mathématique, sociale, etc… et les tenants de l’intelligence monolithique révélée par un QI insensible aux changements et d’origine probablement génétique.
Une nouvelle preuve fournie par la New School semble désormais faire pencher la balance en faveur du renard…
D’autres articles et anecdotes, dans un nombre de médias toujours croissant, mettaient en vedette le projet SPARTA. La petite fille qui était son premier et, pour un temps, son unique cobaye, devint rapidement célèbre – une étoile mystérieuse que ses parents dissimulaient au public. On ne trouvait pas la moindre photographie d’elle dans les coupures de journaux et de revues jonchant son bureau. Puis, finalement, le gouvernement territorial des U. S. A. avait manifesté de l’intérêt pour ce projet…
– Ellen, vous me cachez quelque chose. Sparta leva les yeux sur le large visage brun qui venait de se matérialiser devant elle. La femme corpulente ne souriait pas mais son expression accusatrice dissimulait mal un certain amusement.
– De quoi voulez-vous parler, chef ?
Son interlocutrice carra son corps volumineux dans l’autre fauteuil.
– Respectons l’ordre chronologique, Ellen. Vous avez à nouveau postulé pour vous soustraire à ma coupe. Croyez-vous que Sœur Arlène puisse ignorer ce qui se passe dans son propre service ?
Sparta secoua la tête avec vigueur.
– Je n’ai rien dissimulé. Je n’ai jamais caché mon désir de ne pas finir mes jours derrière ce bureau. Depuis deux ans, aussi souvent que les règlements internes m’y autorisent, je propose ma candidature.
Le bureau en question était identique aux quarante-neuf autres de la section de traitement des informations du Service des renseignements du Bureau du Contrôle Spatial qu’abritait un immeuble de brique rose et de verre bleuté surplombant Union Square, dans Manhattan.
Son chef, Arlène Diaz, en était la directrice.
– Il est rare qu’une personne ayant subi autant d’interventions chirurgicales que vous souhaite abandonner une place de tout repos pour aller travailler sur le terrain. Alors, pourquoi déposez-vous ces demandes de transfert, Ellen ? Pourquoi voulez-vous aller là-bas ?
– Parce que j’espère qu’un de mes supérieurs fera preuve d’un peu de bon sens, voilà tout. Je veux être jugée selon mes capacités, Arlène, pas en fonction de ce que des scanners peuvent révéler sur ma personne.
L’autre femme libéra lentement un soupir.
– En vérité, les superviseurs sont très sensibles à la perfection physique.
– Je ne vois sincèrement pas ce que mon cas peut avoir d’extraordinaire, Arlène, fit Sparta en permettant à son sang d’empourprer ses joues. Quand j’avais seize ans, un chauffard ivre m’a écrasée avec mon scooter contre un réverbère. D’accord, la bécane était en bouillie. Mais les chirurgiens ont pu me remettre en état – tous ces détails sont mentionnés dans mon dossier, à la disposition de quiconque souhaite le consulter.
– Vous devez admettre qu’ils vous ont rafistolée de façon assez peu orthodoxe, Ellen. Avec tous ces rajouts, ces câbles et ces vides… (Arlène fit une pause.) Je regrette. Vous l’ignoriez, mais lorsqu’un membre du personnel sollicite son transfert il est d’usage que ses supérieurs compulsent son dossier. J’avoue avoir été intriguée par vos scanners. Et ce n’était pas la première fois.
– Ces toubibs ont fait leur maximum.
Sparta semblait embarrassée, comme si elle souhaitait les justifier.
– Il s’agissait de grands patrons, au niveau local.
– Je dois admettre qu’ils ont fait du bon travail. Ce n’était pas la Clinique Mayo, mais ils ont su se montrer efficaces.
– C’est votre opinion…
Sparta étudia la femme en incurvant les sourcils, brusquement suspicieuse.
– Mais qu’en pensent les autres ?
Constatant qu’Arlène ne répondait rien, Sparta permit à ses lèvres de s’incurver légèrement.
– C’est vous qui me cachez quelque chose.
Arlène lui retourna son sourire.
– Félicitations, Ellen. Vous nous manquerez.
*
Tout ne fut pas aussi aisé.
Elle dut passer de nouveaux examens médicaux, réapprendre des mensonges et créer de toutes pièces les documents électroniques qui serviraient à les étayer.
Puis vint le plus difficile. Les six mois de formation d’un investigateur du Bureau spatial étaient aussi intensifs et rigoureux que ceux d’un astronaute. Sparta était intelligente et rapide. Elle possédait une coordination parfaite de ses mouvements et pouvait stocker dans son cerveau bien plus de connaissances que ses instructeurs n’avaient à lui en fournir (une capacité qu’elle prit grand soin de ne pas révéler), mais son corps manquait de résistance et certaines des interventions qu’il avait subies pour des raisons toujours inconnues l’avaient sensibilisé à la souffrance et rendu vulnérable à la fatigue. Tout démontrait depuis le premier jour que Sparta courait le risque de ne pas pouvoir tenir jusqu’à la fin de sa formation.
Les aspirants investigateurs n’étaient pas logés dans des dortoirs. Le Bureau spatial les considérait comme des adultes libres de suivre les cours s’ils le souhaitaient et capables d’éviter de s’attirer entretemps des ennuis; des individus pleinement responsables. Sparta empruntait le magnéplane pour se rendre au centre d’entraînement situé dans le New Jersey chaque matin et pour regagner Manhattan le soir venu, tout en se demandant où elle puiserait le courage d’effectuer à nouveau ce périple lorsque se lèverait l’aube suivante. Si ces trajets étaient pénibles, c’était moins en raison de leur durée qu’à cause de la vision qu’ils lui imposaient : la révélation du monde dans lequel elle vivait. Manhattan était un joyau niché dans un marais, cerné par les algues et les fermes marines des fleuves qui en faisaient une île, entouré de bidonvilles hideux et de taudis croulants, enchâssé au cœur d’un immense complexe de raffineries aux fumées méphitiques qui transformaient les déchets et les ordures des habitants de la grande cité en hydrocarbures et en métaux de récupération.
Elle résista difficilement aux épreuves physiques : chocs électriques, thermiques, chimiques, lumineux et sonores; aux G de la centrifugeuse; à la désorientation spatiale de la cage à écureuil – des agressions violentes qui lui imposaient de puiser dans ses réserves d’énergie afin de protéger son système nerveux vulnérable. Elle s’épuisa sur les parcours d’obstacles, en suivant les cours de maniement d’armes lourdes et en participant à des compétitions sportives où sa souplesse et sa rapidité ne pouvaient compenser la force brutale des autres concurrents. Épuisée, meurtrie, les muscles en feu et les nerfs en lambeaux, elle pénétrait dans le magnéplane d’un pas titubant puis se laissait emporter au-dessus des feux et des fumées délétères des divers cercles infernaux entourant Manhattan, arrivait à destination à une heure tardive, et s’effondrait sur son lit dans le petit coprop où vivaient également trois étrangers qu’elle ne rencontrait presque jamais.
Parfois, la solitude et le découragement parvenaient à la terrasser et elle s’endormait alors en pleurant, se demandant pourquoi elle faisait tout cela et pendant combien de temps il lui serait encore possible de résister. La deuxième question était indépendante de la première. Si elle cessait de croire que le fait d’obtenir un statut d’inspectrice du Bureau spatial lui offrirait l’opportunité d’apprendre ce qu’elle devait savoir, ses belles résolutions ne tarderaient guère à s’effondrer.
Et la nuit, il y avait les rêves. Elle ne parvenait pas à trouver une méthode efficace pour exercer sur eux le moindre contrôle. Ils débutaient innocemment par des fragments d’un lointain passé : les traits de sa mère; ou de son passé immédiat : un garçon rencontré dans la journée, un cours non préparé ou trop bien préparé. Puis ils obliquaient à l’intérieur des corridors obscurs d’un bâtiment sans fin où se trouvait un vague but qu’elle savait pouvoir atteindre à condition de découvrir le bon chemin au sein de ce labyrinthe. Elle avait alors l’impression d’être entourée d’amis tout en étant absolument seule, la certitude que le fait de parvenir à l’objectif fixé importait peu mais que la mort sanctionnerait tout échec. Puis un tourbillon de lumières colorées approchait d’elle avec lenteur, arrivant des marches de son sommeil, et un déferlement d’odeurs l’assaillaient.
*
Les aspirants étaient libres d’occuper leurs dimanches à leur guise. Sparta mettait habituellement ces pauses à profit pour aller flâner dans Manhattan, d’un côté à l’autre de l’île, de Battery au Bronx, même sous la pluie, le vent, la neige. Si elle manquait de force physique, elle possédait de l’endurance. Il lui arrivait fréquemment de parcourir quarante kilomètres dans la journée. Elle marchait, afin de libérer son esprit des pensées qui s’y ancraient, du besoin de chercher, d’échafauder des plans et d’accumuler des données. Ces instants de détente périodiques s’avéraient indispensables pour éviter la surcharge de ses circuits mentaux et leur destruction.
À l’origine, nul implant d’extensions cérébrales artificielles n’était prévu dans le cadre du projet SPARTA. Mais lorsque les services gouvernementaux avaient commencé à s’y intéresser, les méthodes s’étaient modifiées : des locaux plus importants avaient été mis à la disposition des chercheurs, dont le nombre s’était accru. Sparta, encore adolescente à l’époque, ne fut guère surprise d’être progressivement isolée de ses parents et des autres cobayes. Ils étaient tous plus jeunes qu’elle, et deux seulement approchaient de son âge. Un jour, son père la fit venir dans son bureau et lui annonça qu’elle devrait se rendre dans le Maryland pour une série de tests commandés par le gouvernement. Il lui promit qu’il irait la voir le plus fréquemment possible, avec sa mère. Il semblait extrêmement tendu et, juste avant qu’elle ne sortît de la pièce, il l’étreignit avec force, presque avec désespoir, mais il lui dit simplement :
– Au revoir. Nous t’aimons beaucoup, tu sais.
Un homme aux cheveux orange était présent, lors de cette entrevue.
Elle ne gardait toujours que des souvenirs fragmentés de ce qui avait eu lieu ensuite. Dans le Maryland, ils ne s’étaient pas contentés de lui faire passer des tests. Elle n’avait cependant que récemment déduit la majeure partie des altérations subies par son cerveau. Et elle venait seulement d’entreprendre la découverte des modifications apportées à son corps.
Sparta remontait Park Avenue, en direction de la Serre de Grand Central. C’était une journée ensoleillée et chaude du début du printemps. Le long de l’avenue, les rangées de cerisiers étaient en fleur et leurs pétales odorants voletaient tels des confettis parfumés sur l’esplanade miroitante. Elle était cernée de verre et d’acier brillants, de béton brossé et de granite rose poli. Des hélicoptères suivaient les voies aériennes tracées entre les sommets des immeubles. Des omnibus et quelques véhicules de patrouille de la police glissaient en murmurant sur la chaussée. Des magnéplanes bourdonnants filaient en suivant leurs rails juchés sur de hauts pylônes, pendant que d’antiques rames de métro repeintes de couleurs vives passaient en grondant et en crissant sous les pieds de Sparta, révélées par la transparence des plaques de verre dallant le sol.
Au début du siècle, lors de la fusion des États de l’Est pour des raisons administratives, Manhattan avait reçu le statut de Centre de démonstration fédéral – « le Parc national des Gratte-ciel », comme l’avaient baptisé les cyniques. Si l’île se trouvait cernée par des industries puantes et des faubourgs fétides, les rues de la cité modèle étaient bondées de promeneurs. Des personnes vêtues avec élégance et arborant un visage rayonnant. Dans ces vitrines de la prospérité fédérale la pauvreté était un crime, punissable de bannissement.
Sparta n’entrait pas dans la catégorie des joyeux badauds, cependant. Elle se présenterait dans deux mois à l’examen sans appel sanctionnant la fin du programme de formation. Ensuite, les épreuves physiques deviendraient moins éprouvantes et seraient remplacées par des cours académiques, mais pour l’instant elle se trouvait à la frontière de l’abandon. Il lui restait encore soixante journées épuisantes à vivre et elle se sentait incapable de mener ses projets à bon terme.
Elle approchait des jardins classiques de la 42e Rue lorsqu’elle nota qu’on la suivait et se demanda depuis combien de temps elle était prise en filature. Elle s’était volontairement déconnectée du monde extérieur, marchant dans un état proche de la transe, car autrement elle eût immédiatement remarqué cet homme. Il pouvait s’agir d’un membre de la section d’entraînement chargé de surveiller ses faits et gestes, ou encore d’une autre personne.
Tous ses sens désormais en éveil, elle s’arrêta devant l’étal d’une fleuriste pour y prendre un bouquet de jonquilles qu’elle leva vers son nez. Les fleurs n’avaient aucune fragrance particulière, mais leur simple senteur végétale entêtante explosa à l’intérieur de son cerveau. Elle lorgna entre les pétales, ferma un œil, et son regard effectua un mouvement de zoom sur lui…
Il était jeune, assez bel homme et élégant avec sa veste en polymère noir lustré. Il possédait une épaisse chevelure auburn coupée à la dernière mode et devait compter parmi ses ancêtres des Chinois et des Irlandais. Ses pommettes étaient hautes, ses yeux sombres pleins de douceur et son épiderme pointillé de taches de rousseur. Il paraissait étrangement mal à l’aise et indécis.
Ses hésitations avaient débuté dès qu’elle s’était arrêtée devant l’étal et elle crut un instant qu’il allait s’avancer pour l’aborder. Au lieu de cela, il pivota et feignit de contempler la vitrine du magasin le plus proche. Elle put constater son désarroi lorsqu’il remarqua qu’il s’agissait d’une boutique de lingerie fine où étaient exposés des dessous féminins fantaisie. La couleur de ses joues s’assortit à ses taches de rousseur.
Elle le reconnut immédiatement, bien qu’il eût beaucoup changé depuis leur dernière rencontre. Il n’avait à l’époque que seize ans et son visage était piqueté d’un plus grand nombre de points rougeâtres. Sa chevelure était également plus embrasée, autrefois. Il se nommait Blake Redfield et était son cadet d’une année; le plus âgé de tous les autres cobayes du projet SPARTA.
Mais tout laissait supposer qu’il doutait pour sa part de son identité. Contrairement à la fille qu’elle lui rappelait, et dont la chevelure avait été longue et brune, Ellen Troy était une blonde aux cheveux courts, aux yeux bleus et aux lèvres pleines. Mais, malgré ces différences, la forme de son visage n’avait pas été modifiée et sa ressemblance avec Linda était frappante.
Fort heureusement, Blake Redfield semblait toujours aussi timoré, trop timide pour oser aborder une inconnue dans la rue.
Sparta tendit son Idcarte à la fleuriste, prit les jonquilles et repartit. Elle accorda son ouïe sur le bruit des pas de Blake, amplifiant de façon sélective les cliquetis particuliers de ses talons au sein des centaines d’autres claquements et chuintements de chaussures qui lui parvenaient de toutes parts. S’il était impératif de semer le jeune homme, elle devait faire en sorte qu’il ne pût se rendre compte qu’elle l’avait repéré. En continuant de baguenauder sans but, elle passa sous les voûtes de la Serre de Grand Central.
Lors de sa dernière visite des lieux, le paysage proposé au public se composait de sable, de roches et de plantes épineuses, avec en arrière-plan les pics contournés d’un désert, mais le thème de ce mois était tropical. De tous côtés des palmiers et des feuillus grimpaient vers le plafond, montant à la rencontre d’innombrables festons de lianes et d’orchidées. Un hologramme panoramique Eastman Kodak étendait la vision de cette jungle jusqu’à un paysage lointain de cataractes estompées par la brume.
La foule était nombreuse, à l’intérieur de la Serre, mais la plupart des gens avaient gagné la mezzanine afin d’avoir une vue plongeante sur les galeries forestières ou flânaient le long des allées du pourtour de la forêt artificielle. Elle fit une pause, puis s’avança avec nonchalance entre les arbres. L’épais tapis de feuilles couvrant le sol étouffait les cris aigus des singes et des perroquets se trouvant dans les ramures. Elle fit quelques pas dans un tunnel d’ombres vertes puis, sans seulement devoir amplifier ce son, elle entendit nettement les pas de Blake qui s’engageait à son tour sur le sentier.
Elle emprunta un étroit passage dissimulé par un paravent de lianes entremêlées aussi grosses que les tentacules d’un calmar géant. Blake marqua une hésitation, mais il obliqua à son tour et resta sur sa trace.
Nouveau changement de cap, derrière les énormes feuilles sombres et lustrées des bégonias, larges comme des oreilles d’éléphant mais moins souples et évoquant du vieux cuir desséché. Autre zigzag au sein des racines adventives d’un figuier des Banians démesuré, qui évoquaient des claustra au bois aussi clair et lisse que du travertin. Brusquement, elle atteignit la cataracte impressionnante par où l’eau se déversait dans la gorge miroitante visible en contrebas. Derrière elle, Blake progressait toujours – mais avec des hésitations de plus en plus grandes.
Le grondement de cette cascade immatérielle était moins assourdissant que celui de la chute d’eau véritable, mais le réalisme était accentué par les voiles de brume qui sortaient des pulvérisateurs installés dans les hauteurs des parois, dissimulés derrière la projection holographique. Un belvédère délimité par une rambarde rudimentaire en bambou et pour l’instant désert se juchait au sommet de la falaise de cette immense gorge dans laquelle les flots déchaînés étaient censés s’engouffrer.
Sparta s’accroupit contre un tronc d’arbre, s’interrogeant sur les possibilités qui s’offraient à elle. Elle avait espéré semer Blake Redfield dans ce décor de jungle cinématographique, mais le jeune homme ne semblait pas disposé à renoncer si facilement. Elle courut le risque de perdre sa trace et accorda son ouïe sur la fréquence des bourdonnements du système de projection holographique. Le circuit de profondeur de champ était installé dans les hauteurs de la paroi, quelques pas devant elle. Les oscillations des impulsions électriques lui fournissaient une grossière approximation de sa programmation, mais elle ne pouvait matériellement accéder à ses commandes…
Ce fut alors qu’une sensation bizarre la submergea, s’étendant de son abdomen à sa poitrine et à ses bras. Son ventre devint brûlant. Ce qu’elle éprouvait était à la fois étrange et familier. En étudiant ses propres scanners, des mois plus tôt, elle avait noté sous son diaphragme la présence de structures semblables à des voiles arachnéens et suspecté ces dernières d’être de puissantes batteries polymères, sans pouvoir pour autant se remémorer comment les utiliser ou seulement quelle était leur utilité. Brusquement, aiguillonné par les exigences de son subconscient, ce souvenir refit surface.
Elle étendit ses bras et les incurva de façon à reproduire la courbe d’une antenne, puis la concentration figea son visage. Les données se déversèrent en cascade de ses lobes frontaux et elle émit une seule impulsion en direction du cœur du microprocesseur de contrôle de la projection, pour lui transmettre ses instructions. L’hologramme fit un bond. Des tonnes d’eau churent sur elle…
Elle voyait désormais les murs de marbre poli de la vieille gare ferroviaire. Elle baissa les bras et se détendit, avant de gagner la rambarde en simili-bambou du belvédère. Ce dernier se trouvait en fait au ras du sol, à moins d’un mètre du mur. Elle découvrait au-dessus les scintillements jaunes, cyan et magenta d’une batterie de projecteurs holographiques. Elle pivota et étudia les arbres. À présent qu’elle avait pénétré à l’intérieur de l’hologramme il lui était impossible de voir la projection, mais si les instructions qu’elle venait d’émettre avaient atteint leur but, la gorge profonde devait désormais s’ouvrir à l’extrémité du sentier, à l’orée de la jungle…
Blake sortit d’entre les troncs, fit deux pas vers elle et s’immobilisa pour regarder droit dans sa direction. Puis il baissa les yeux afin de suivre la chute des flots dans les profondeurs de l’immense défilé irréel.
Sparta était adossée à la balustrade. Elle n’aurait eu qu’à faire un seul pas et à tendre la main pour caresser son visage agréable et amical, piqueté de taches de rousseur. Un paquet de chewing-gums froissé se trouvait sur le sol, entre eux, à l’emplacement où il voyait pour sa part un canyon embrumé. La lumière qui l’atteignait provenait du plafond de la Serre et l’écume blanche de l’hologramme se déversait sur lui. Rien ne les séparait, hormis l’emballage vide et cette clarté surnaturelle.
Sparta se remémora à quel point elle l’avait trouvé sympathique, autrefois, même si les garçons ne l’intéressaient guère, à l’époque… ne s’agissait-il pas d’un adolescent de seize ans empoté, alors qu’elle était pour sa part une jeune fille de dix-sept ans raffinée ?… et, de toute façon, exprimer ses sentiments les plus élémentaires n’avait jamais été son fort.
À présent, le simple fait qu’il la sût toujours en vie risquait de la conduire à sa perte. Blake repoussa ses cheveux auburn en arrière puis pivota vers la jungle, visiblement décontenancé. Sparta se baissa pour se glisser sous la rambarde, longea la paroi de marbre poli, passa à travers la chute d’eau et disparut dans un couloir bondé conduisant vers Madison Avenue.
*
Blake Redfield s’arrêta sous les arbres et lança un regard derrière lui, en direction des flots qui s’engouffraient dans la gorge. Il était devenu un pur produit du projet SPARTA… du projet SPARTA originel…, avant de recouvrer sa liberté. Nul n’avait modifié la nature de son être, seulement les conditions de son éducation. Il ne disposait pas d’une paire d’yeux-zooms ou d’oreilles capables de sélectionner les fréquences, pas d’extensions RAM à l’intérieur de son crâne ou de sondes digitales sous ses ongles, nulle batterie dans son ventre ni antenne lovée autour de ses os.
Mais il possédait lui aussi une intelligence multiple, assez vive pour lui permettre d’identifier immédiatement Linda et lui faire prendre aussitôt conscience qu’elle ne souhaitait pas être reconnue. Et sa curiosité était suffisamment grande pour l’inciter à s’interroger sur ses motivations. Ne l’avait-il pas crue morte, après tout ?…
C’était pour cette raison qu’il avait décidé de la suivre, jusqu’à sa disparition. Il ignorait comment elle venait de procéder pour se soustraire à sa filature, mais il savait qu’elle l’avait fui à dessein.
S’il s’était fréquemment demandé quel sort avait pu connaître Linda, il se demandait à présent s’il lui serait difficile de retrouver sa trace.